Le séga de « Bhai
Aboo », hommage spirituel du corps exalté.
* Riyad Dookhy (Dr), philosophe et juriste
Le séga de « Bhai
Aboo » de Claudio Veeraragoo exprime une amitié profonde
intercommunautaire mauricienne. Il aura été le refrain d’une certaine génération.
Certes il présente quelques ratés lyriques : le « fanal »
(lanterne) et le « canal » (caniveau) riment mais importunent.
Aboo, un bon vivant, respectueux
en quelque sorte (car il porte le sobriquet de « bhai » - litt. « Grand frère » - respectable
du quartier), porte un nom qui parle de sa tradition et de sa culture. Il
découvre comme par surprise une musique qui le transporte, qui fait qu’il
oublie de rentrer pris par la folichonnerie qu’il connait devant cette musique.
Son compagnon, le chanteur, se
plaint d’être abandonné ainsi par son ami Aboo. Toutefois, le chanteur laisse
entendre une complicité de l’ami, qui comprend cette fougue – car n’est-il pas
lui-même chanteur. Il cache même une admiration sans pouvoir le dire à Bhai
Aboo. Par opposition, le chanteur s’annonce par ses plaintes car il se fait
très tard et il doit rentrer. Cette opposition ne cache en réalité qu’un refoulement
qui appelle au dénouement. Le chanteur est celui qui cherche aussi, par une
sympathie et une disponibilité de l’émotion prête à s’abandonner, à s’amuser lui-même
et à s’émerveiller devant cette exaltation de son ami Aboo. Mais il doit se
retenir, pour raconter l’événement. Il se plaint donc de cette amitié (« Bhai
aboo, qui qualité dhost ou été do bhai » - « quel type d’ami
êtes-vous donc ? »), pour dire que tel n’était pas l’accord tacite
entre eux, c’est-à-dire tel n’était pas ce que « je » comprenais de l’instance
de cette musique spirituelle, ou de « ma » musique. Toutefois, il
veut aussi dire que c’est de son ami qu’il comprend la portée de cette musique
et de « sa » musique. Il est question d’une rupture d’amitié qui se
veut raison de l’amitié même sous complicité du transport musical. Ainsi, le
chanteur appelle à tous ceux qui l’écoutent à s’ouvrir de la même façon à « sa »
musique. Nonobstant plusieurs rappels de son ami, (« qui qualité
problème nous pé gagné »), Bhai Aboo ne comprend pas qu’il est tard,
car oublieux de tout, il vit cette musique intégralement. Il appelle son
compagnon par une interjection amicale qui appelle l’admiration (« waa-waa »)
– n’est-il pas étrange que toi ô ami tu ne comprends pas cet appel de la
musique !
Au village donc, ce soir-là il y
avait une fête où la musique surprenait tout le monde, mais Bhai Aboo en
particulier (« tellement qui ti éna belle sawal bhai aboo pas lé
retourne la caze »). La fête commence. Alors que les gens ne font
qu’applaudir suivant l’entrain de la musique, Bhai Aboo, exalté, ne peut plus
se contenir. Il « bouge les reins » car on y sent la musique gagner
son corps. Il nous faut alors comprendre ici la puissance de cette musique. Le
« Kawal » (le qawwali ou quawwali) est, avant tout, une musique
spirituelle de la Grande péninsule. Alors que la musique le subjugue, Bhai Aboo
s’explose en une périphrase braillarde : « alla mo vini ! »
(Voici je j’arrive !). Nous ne pouvons qu’entendre une expression de la
convocation de l’être primitif qui se proclame comme venue soudaine, qui
annonce son apparition, dans un lieu de festivité ne pouvant ainsi qu’inaugurer
un sacré festif. Le spectacle se doit alors, par le rituel du prononcé, n’être que
sensationnel. « Tout dimoune
guette bhai aboo comment miracle ». « Miracle », en est-il,
en effet, que l’homme puisse ainsi reconnaître son être primitif, son cri d’un
temps d’ailleurs. L’expérience de chacun s’y raconte en découvrant cet autre
moi qui échappe au centrisme ce « Moi » même, notre être comme pôle
égotique, verbo-centrique.
Les instruments de
musique de la soirée sont principalement l’harmonium et le tabla mais
« sans violon ». Ce qui causa l’étonnement de Bhai Aboo, car après
tout, ne s’est-il pas révélé fin amateur de « kawal ». On ne sait
pas, on ne saura deviner si le violon doit faire partie du « kawal »,
mais tel doit être le cas pour Bhai Aboo. Il ne peut comprendre cette entorse à
la tradition kawalique. Peut-être même faut-il y voir ici une double ironie.
Mais l’ami Aboo aura beau chercher le violon que son ami aura du mal à
l’expliquer qu’il n’y en a pas. La scène vise la contradiction. Bye Aboo, qui
ne s’affichait pas comme fêtard invétéré, se révèle un habitué des
« kawals ». Peut-être qu’Aboo ne s’y donne pas en apparence, mais, en
vérité, il vit cette musique en lui, il la connaît dans sa perfection. Il reste
« sans comprendre » devant l’absence du violon, car on ne doit pas
interpréter mal cette musique spirituelle qui doit se dire dans sa vaccination
à la corruption, et à toute corruption. Il faut y voir une critique du destin
mauricien ici.
On y mange et on y boit, pendant
la fête. Tout est à la hauteur de la soirée : « alouda » et
« rasgoulla », laits chauds aux amandes. Le geste de l’ami Aboo,
suggestif de son caractère, est pittoresque : « Bhai aboo tire son
mouchoir, essuye so la barbe, mange son bétel ». Nous avons alors le
portrait d’un caractère précis qui parle de lui-même.
Mais, les heures de la montre du chanteur
avancent lourdement. Il est alors déjà deux heures du matin, et encore
maintenant, trois heures du matin. On sent la montée, au travers de l’heure qui
s’écoule ainsi dans la nuit, le crescendo de l’ambiance. La fête se terminera à
quatre heures du matin.
Tout le monde s’apprête alors à
rentrer. Bhai Aboo, en chemin du retour, gambadant, bambocheur, tombe dans le
caniveau (« le canal ») pour avoir trop dansé et pour s’être
trop amusé. En tombant, il écrase sa lampe (le fanal). Par effet de miroir, les
gens regardent encore avec étonnement Bhai Aboo. Comme il s’était comporté au
commencement de la fête, il se répète les mêmes gestes. Bhai Aboo sort
alors son mouchoir, essuie sa blessure, et cette fois-ci, au lieu de
« manger » son « bétel », il « mange » sa
douleur, comme si le caractère pouvait cacher sa souffrance du quotidien qui ne
vaut rien au plaisir de la fête. Celle-ci ne saura prendre fin pour lui et pour
les autres qui arrivent ainsi à comprendre cette instance, dans cette même
complicité tissée au début par le chanteur. C’est encore un étonnement pour le
chanteur qui découvre et apprend ce que peut signifier la raison d’une
fête de « kawal », ou ce que peut être une musique dont il est le chanteur, dont, lui-même, aura été le
chantre. Mais rappelons, qu’à cause de son ami, il est maintenant quatre heures
du matin et qu’il est très tard pour lui de rentrer à la maison – (« qui
qualité problème »).
Dans le refrain de « bhai
aboooo », on sent le déplacement du chanteur qui se métamorphose lui-même
en chanteur de « kawal ». C’est une supplique. Le chanteur nous implore
l’écoute du « kawal » qui animait la soirée, incarné dans le corps de
son ami. C’est en convoquant le nom et la personnalité de « Bhai
Aboo », que le « ségatier » cherche une psalmodie à la manière
kawalique. Nous avons ici une mise en abîme, une déclosion du narratif pour une
permutation expérimentale de l’écoute. La chanson, elle-même, est entrecoupée
par un « air » de « kawal », par le prolongement
psalmodique du débit.
La musique, si elle est celle
d’une tradition ségatique, emprunte un trait asiatique, kawalique. Le tempo,
répétitif, ne fait que soutenir le crescendo de l’euphorie musicale de la
soirée. La musique se joue sur plusieurs plans. S’il y a d’abord celui du
narratif, il y a aussi, comme un deuxième tempo en parallèle, celui des
refrains. Mais comme tout séga, un troisième plan s’y rajoute, un arrière-fond
de cris primitifs, comme explosions des instincts retrouvés, comme si seul le
séga permettrait de le mettre à jour, ces plaisirs naturels qui auraient été
occultés par les bienséances sociétales. Le refrain du troisième plan –
arrière-fond faisant aussi écho aux bamboches de Bhai Aboo – fait résonner le rire
saccadé, hilarant mais niais, de ce dernier.
L’histoire est toute fraîche, car
c’était « hier au soir » (« hier au soir bhai aboo ti
invité-moi »). La nouvelle ne doit pas se faire attendre car
sensationnelle. Il y va d’une découverte de ce que la musique pourra nous dire.
Le lieu se passe à « Camp Caval », un lieu sans précision
géographique, mais rime avec les toponymes mauriciens aux accents
communautaires.
À Maurice, on sait faire la fête
entre traditions multiples. On sait se poser et se dire en caricature, mais
aussi on sait se découvrir l’un l’autre dans ces satires. Le peuple, en
réalité, contrairement aux discours politiques malsains, sait se retrouver dans
le bas-fond même d’une société qu’il exprime par ses souhaits. Il importe de lui
faire droit.
*(Riyad Dookhy, Avocat de Gray’s Inn - Londres, docteur en
droit, enseigne aussi le droit à l’Université Paris V Descartes – Sorbonne Paris
Cité).
Le séga de Bhai Aboo :
https://www.youtube.com/watch?v=f_8XGfnNnRo
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