lundi 29 février 2016

Arabisation, francisation et kréolisation




 *Riyad Dookhy (Dr), philosophe et juriste


L’année 2016 voit la réintroduction du français dans l’enseignement au Maroc, à l’encontre de l’arabisation, par décision du Roi. L’Algérie, de même, plus timidement, amorce un certain retour à la francisation. La Tunisie, quant à elle, a su préserver, de façon plus avisée, le français comme langue d’enseignement et opère un rapprochement scientifique soutenu avec le monde francophone à l’encontre de l’arabisation.

Ce retour à la francisation à l’encontre de l’arabisation n'est pas anodin, mais indique un mouvement réfléchi et bien pensé. L’arabe, langue d’un vaste territoire géographique, est la langue, à des moments divers de l’histoire, d'une civilisation chrétienne, juive et musulmane. Maïmonide n’écrivait-il pas en arabe, de même qu’Averroès ne véhiculait-il pas l’Aristote des scolastiques, alors que des penseurs et philosophes persans ne s’exprimaient-ils pas encore au XVIIIe siècle en arabe ? L’arabe est aussi une des langues de l’ONU et la langue de travail de diverses organisations internationales, étant par ailleurs la langue officielle de vingt-six États. Bien entendu, l’arabe est aussi présent et incontournable comme langue liturgique des chrétiens d’Orient et des musulmans du monde. Les universités et productions académiques et scientifiques arabes sont nombreuses, et bénéficient de toute une tradition séculaire et littéraire et d’un budget conséquent.

Pour autant, des déficits de la pensée, de la production, du savoir véhiculé, de son réel enjeu comme porteur d'une épistémologie de notre siècle, peuvent s’y afficher. C'est une question grave que de pouvoir équiper une génération toute entière à faire face au monde de demain et de lui donner les outils de la pensée et de son orientation. Pour le Maghreb, voir le Grand Maghreb, le français s’impose en ce sens – ne serait-ce que par cette décision du Roi -, comme langue de l’académie et du savoir au détriment de l’arabe. Peut-être les scientifiques et les intellectuels seront plus aptes ici à être sensibles à ce qui est sollicité, comme l’enjeu réel qu'il nous importe de prendre en compte, au-delà d'un discours idéologique. Le roi du Maroc est aussi le garant de la tradition musulmane et de l’arabité (ne porte-t-il pas le titre de « Amîr-al-mouminîn » ?). En vérité, il n'y va pas que d'une décision d’un souverain, mais le cri d’un nombre important d’intellectuels, dont on ne pourra citer ici que quelques-uns, tels les philosophes Ali Mezghani, (Lieux et Non-lieu de l’identité, 1998) ou Fathi Triki, (La stratégie de l'identité, 1998). Rappelons aussi le philosophe franco-marocain, Ali Benmakhlouf, professeur d’université, et ses travaux sur l’identité comme une « fable philosophique », alors qu’il est un de ceux qui défendent la tradition averroïste de notre temps.

Ces faits nous sont importants, pour nous mauriciens, à l’encontre d'une micro-culture du créole (le « kréole-k ») qui emprunte l’ambition et l’illusion de « pan-culture » transmissible à la hauteur d’un patrimoine académique, connotant l’idée d’un véhicule du savoir de notre temps. Le « kréole-k » qui n’est pas partagé par le « créole-c » même à Maurice, et comme nous avions eu l’occasion de l’indiquer à plusieurs reprises, n'est que rupture et obscurantisme à certains égards, même si on peut tenter de comprendre et de soutenir le mouvement et quelques nobles projets qui l’animent. Il n’aurait eu que la faveur d’un régime politique car aidant à immuniser le peuple d’une véritable maîtrise du savoir. N’est-il toujours pas mieux de gouverner un peuple non bien instruit, soumis aux harangues d’un espace public hautement émotionnel, que de vraiment l’encadrer d’une vraie pédagogie ? Il est ainsi possible de gouverner tout en se déresponsabilisant en n’offrant à jamais à ce peuple son destin, celui de son développement et de son bien-être.
Si tel est suffisamment corrosif pour le développement mauricien, il y a un autre facteur qu’il importe de souligner. C'est celui du flou et du glissement que le « kréole-k » opère et entretient au détriment du français à Maurice (dont nous avons fait état ailleurs).

Précisions uniquement ici que le créole « k », s’il est en cela une micro-culture, ne bénéficie pas d’une aire linguistique large, comme celle de l’arabe. Il n'y existe aucune tradition de la pensée ni celle d’un savoir académique. Il n’existe qu’en marge même de toute tradition épistémologique. Il n’officie et ne présentifie qu’un événement idéologique avant toute chose à l’encontre et à la faveur d’un « rapt » intellectuel alors qu’il appartient à nos générations du futur de maîtriser les moyens du savoir de demain et d’engager la compétition du monde sans se déclarer forfait avant l’heure.

Un État nécessite, à un certain moment de son existence, la production des médecins compétents ouverts sur la médecine de pointe, des architectes pouvant construire, des juristes pouvant réfléchir l’assise et la structure du social et y faire asseoir une pensée du droit, et de tout un pan de scientifiques des disciplines humaines pour encadrer le mouvement de la réalité d’une réflexion civilisatrice, philosophique, scientifique, technique ou technologique. Le « kréole-k » malheureusement ne pourra jamais, toute hypothèse considérée, à en faire le véhicule. L’arabisation, qui n’est rien comparable au « kréole-k », s’est permise une lucidité pédagogique que nombres de mauriciens, hélas, ne pourront en faire état. C’est une tragédie aujourd'hui de notre histoire.


L’éducation mauricienne s'est ouverte à la désintégration du mouvement pédagogique du savoir, alors que la société mauricienne n’échappe pas à sa structure grammaticale et herméneutique comme généalogique. Les difficultés de la kréolisation commencent à devenir perceptibles, mais la bravoure et la lucidité de beaucoup à ce sujet sont eux-mêmes questions à méditer. 







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