Patricia LARANCO, Portrait, Bibliographie,
Anthologie, avec un
« Portrait » de Jean-Luc MAXENCE, Collection « Poètes trop
effacés », Le nouvel Athanor, Paris, 2015, pp. 101.
Compte-rendu de l'Anthologie
*Riyad DOOKHY (Dr), philosophe.
La nouvelle anthologie[1] de Patricia Laranco, qui reprend des écrits datant de 1994 aux années plus récentes, s'inscrit comme un « art de se taire en ayant l’air d’en dire »[2]. À cet effet, les vers que nous offre l'auteure ont pour fonction de « taire » afin de privilégier une poésie que nous qualifierons du « non-dire »[3]. L'entreprise est-elle réussie ?
Soulignons d'emblée que ce
n'est pas pour autant l’expression d’une poésie du « silence ».
Certes, dans le silence, les mots ont plus de poids[4]. Par
contre, « taire » exige la fin de la parole. Entendons ici cette
complexité. C'est une « écriture » qui cherche à exprimer une
« parole » qui ne doit « dire » mot. On en conviendra,
c'est bien ici une entreprise méritoire qui doit peut-être se faire « l’envers » d'une parole « verbalisée ». Tout le travail
consistera à nous exprimer ce que peut être cette parole qui ne « dit »
pas, mais qui n'appelle pas au « silence », car celui-ci est
trop assourdissant et menaçant, mais qui aura connu un déplacement.
Peut-être est-elle celle qui ne doit rien rajouter par son « dire »
pour exprimer ce qui ne dérange en rien, mais qui passe sans pouvoir chuchoter.
Sans doute, mais comme il sera question à la fin, cette parole du
« non-dire » aura pour fonction de parler du
réveil, - ou de l’éveil – de l’auteure, au sens cosmologique. Avec l’auteure,
on y est convié à s’éveiller tous. C'est une parole, au final, sidérante
par son « non-dire » ! Et c'est ici l’excellente tentative d’une
auteure qui vise à exprimer sa vie, d’origine complexe, avec l’éveil, comme on le
verra plus loin.
En
ce sens, nous retrouvons ici l’originalité de Patricia Laranco. C'est celle
d’une poésie sensorielle, d’une poésie sensualiste[5] au sens esthétique, celle du regard, qui doit ainsi prendre
naissance. C'est une poésie du corporel et d'une histoire à moitié soupçonnée
d’un arrachement du corps de l'homme d’un fond « matriciel ». C'est
donc en cela que cette anthologie réclame de nous une lecture non commune et un
nouveau regard. C'est au cours d’intitulé en intitulé qu’on comprendra qu’il
s’agit d’une parole qui ne s’écoute pas mais qui se
« voit »[6]. C'est une parole de
l’ailleurs, de la « lointitude », « à jamais divorcé [e],
/perdu [e] »[7].
Cette
parole du « non-dire » se mélangera avec une poésie sensorielle, pour
nous conduire, comme indiquée plus haut, à une métamorphose de l’éveil. Les
mots et le corps s’entremêleraient en un « essaim de mots, / des mots / qui
remplacent son corps, / son inscription / dans le réel »[8]. C'est
par la parole sensorielle du réel qu’on décomposera le réel pour lire
« des mots / qui vont plus loin […], / que tout ce qui se peut
nommer ». « Des mots qui tendent à / s’abolir / après l’avoir aboli,
lui »[9].
Autrement dit, c'est ici des vers qui se retournent contre
eux-mêmes sous un corps qui se dilatera en certains moments, ayant comme
syntaxe la terre, le ciel et les couleurs qui s’opposeront tout en nous laissant
entrevoir une « frontière ». C’est en cela que nous lirons une poésie
du corps sensoriel qui peut s’exprimer par la faim[10] ou par
un sentiment de captivité d’un corps dans sa « peau » face au
« bleu ». À des moments, cette poésie exprimera la
« tétanisation » de l’espace[11], un
aspect qu’il nous importe de souligner plus loin.
L’homme
ne pourra se donner la parole dans ce recueil, réduit non pas au silence, mais
à sa tentative du « non-dire », sauf peut-être celle de la poète
elle-même qui parlera à « celui » qui joue son
« moi-même ». Par contre, ceux qui tenteront de nous
« dire » des choses, qui tenteront de nous faire sursauter, ce sont,
entre autres, les murs, le temps ou l’insomnie. Il y a certes des cris qui ne
sont pas des paroles et des paroles qui ne peuvent se verbaliser. Une « géométrie »
du lieu vous rétorquera parfois que « vous pouvez vous parler /
enfin ! »[12], mais
même dans ce sursaut, nous comprendrons que la parole demeure dans l’indication
d'une sérénité et non d’un trouble[13].
Une
parole que nous décrivons comme un « non-dire » peut nous paraître instable, telle une dislocation d'elle-même en des « mots-mémoire » qui « s’envasent », des
mots « au secret-sacré-se crée »[14]. Certes elle doit se taire, mais son « non-dire » éveille un
« moi-même institué »[15] car n'est-elle pas aussi une parole de feu, « de mon visage-feu / de mon visage-cage / de mon
visage-image / composé d’herbes d’eau […] »[16] ? Elle nous révèle l’enfermement et la condition humaine. On soupçonne alors la
raison, pour peu qu’elle soit inconsciente de la part même de l’auteure, pour
laquelle Patricia Laranco nous convie à la parole d'un « non-dire ». En réalité, c'est notre condition humaine qui s’exprime comme une impossibilité en tant que parole.
Cette
parole, dont nous avons fait état, se transforme parfois pour nous indiquer qu’il nous importe de fuir une condition de captivité.
Fuir par exemple les buffets de gare[17].
L’envol des mots doit nous libérer telle « la clé des champs »[18]. Si le
silence est trop criant, le non-dire exprime plutôt « les échos de nos
cris / poussés à pleine gorge / au beau milieu des cours / de récréation »[19]. C'est
l’écho de la liberté, ce « cheval fumant »[20]. Il est
ici un « non-dire » car ce n'est pas une parole sur la liberté, mais
la liberté elle-même qui aura pris une forme de notre être. Telles les veines de
notre corps qui nous maintiennent en vie, nous rencontrons alors une poésie de la
« veine »[21], celle que nous démontre la feuille ou encore celle de nos corps humains. C'est celle, en fait, du réel qui tente de nous
« dire » nous-mêmes sans pour autant nous parler. La
« veine » est tout ce qui soutient nos sensations d'être.
Enfin, on pourra tenter de voir, dans ces thématiques, le défilé de la vie même de l’auteure. En effet, on pourra y lire une petite bibliographie de la poète en guise de « Préface » (intitulée « Portrait »), signée par Jean-Luc Maxence. En la lisant, on ne manquera pas de voir la jeune Patricia comme marquée par son passé et par une « anamnèse tragique »[22]. C'est celle d'une identité de métisse qui était devenue une photographe de la misère humaine. Patricia Laranco est née d'un père français d’ascendance espagnole et d'une mère mauricienne. C'est une identité mixte avec une certaine complexité du point de vue ethnique, d’autant plus qu’elle est mère d’enfants dont le père est sri-lankais. À cela, elle n’a jamais dissimulé cette « impression d'être à part ». C'est Charles Baudelaire qui révélera la poète en elle alors que la Bagavad-Gîta sera la source de sa quête spirituelle. Sans surprise, on retrouvera dans son écriture l’influence des deux.
Soulignons encore ceci. L’originalité exige d’un poète, comme Patricia Laranco le dit elle-même,
qu’il se « désincarne » car « […] ce qu’il voit et ce qu’il
construit / le soustrait au monde vivant. / Il est autre part, / dans l’ailleurs,
/ effacé / par son troisième œil ; […] »[23]. Or ces
vers expriment toute la thématique mobilisée dans l’écriture de l’auteure,
notamment la dislocation du corps (désincarnation), l’éveil (soustraction du
monde vivant), la frontière (l’ailleurs), le va-et-vient entre ces mondes
(l’effacement), et bien entendu, cette parole du visible comme une parole qui doit se
« voir » (troisième œil), telle une vision d'objectifs du photographe.
Nous
aborderons la poésie de Patricia Laranco en ces aspects forts, celui du mystère
et du silence selon un vocabulaire qui s’oppose entre lui-même (I), celui du
temps et de l’espace (II) et enfin celui de l’éveil (III), pour finalement
l’écouter sur ce qu’elle nous dit du bonheur.
*
* *
I. Le
Mystère et le Silence
La poésie de Patricia Laranco vise un sentiment de « Mystère »[24] où la parole est ouatée. De là, l’autre et soi-même deviennent des mystères. Mais ces présences humaines ont des complicités avec le monde et la nature. Le mystère empruntera ainsi le thème de l’espace. Celui-ci indiquera en retour ses frontières et sa fin[25].
Or
notre présence dans le monde a connu un « événement » qui nous arrive
tous les jours. C'est celui de la « fracture » qui s’exprimera par
un jeu de couleurs. Rappelons que Patricia Laranco, selon la bibliographie de
Jean-Luc Maxence, était aussi photographe. C'est ainsi que l’événement devient
la fracture du noir par la lumière ou celle d'une complicité
spatio-temporelle par « l’instant ». On sait qu’il est des moments où
« c'est l’impossible de vivre / c'est l’obscur / le trop-lumineux, le
trop-plein d’entrecroisements / le silence qui n'est que bruit / le bruit qui
n'est que silence / fauché »[26]. Le
mystère devient « la plus belle invention de l'homme »,
« sans conteste »[27] car c'est
le mystère de nous-mêmes, tel celui du photographe.
Ce
sentiment de mystère est permanent dès lors qu’il s’exprime par un vocabulaire
oppositionnel. En effet, le style de Patricia Laranco est marqué par un
vocabulaire primaire qui joue des oppositions fondamentales. Comme nous l’avons
vu, il faut, dans un premier temps, opposer « silence », qui peut
donner à une sorte de fuite[28], au
« non-dire » qui appelle au réveil. Au préalable, il nous aura fallu
opposer la « parole » au « non-dire »
« secret-sacré ».
Le
silence ressort à certains moments comme temporaire[29]. Il
« s’étage » « dans le lointain » vers le futur[30].
Autrement dit, le silence nous donne le futur comme « lointain »,
telles les perspectives d’un photographe. Le lointain est
« l’ailleurs » chez Patricia, et s’ordonne comme une fuite. Or, dans
l’optique d’un vocabulaire oppositionnel, la parole sans cri peut nous ouvrir
le « futur » autrement. Dans le cas du silence, le cri est muet et
tonne « de pleine immensité / à vif / inaccessible »[31].
La terre, le ciel, le silence, la Nuit, l’opposition entre l’obscur et la lumière, entre le bleu et l’ocre, entre la ville et la campagne sont de l'ordre de la « syntaxe » de la langue de l’auteure. Le silence de la Nuit s’oppose à l'homme[32].
Cette
parole du « non-dire » s’articule autour des thèmes forts au moyen de ce vocabulaire oppositionnel. Celui-ci est marqué par la dislocation du corps que
soutient le jeu de la lumière et de l’ombre (ou de la Nuit) et qui exprime un
espace (un lieu géométrique) du déraciné. C'est une interrogation de notre
relation sensorielle avec le monde, avec l’espace, avec le sentiment d'être.
C'est à bon droit qu’elle est une poésie de la « démesure de sensations /
de perceptions à l’état brut »[33], d'où
notre qualificatif, d'une part, de « sensualisme » au sens esthétique, et, d'autre part, d'une poésie du « voir », d'une poésie visuelle, telle la vision cadrée d’un photographe.
II. Les
lieux du temps et de l’espace
Le mystère ouvre à la problématique de l’espace, c'est-à-dire à « l’espace-roi » qui est un « point d’interrogation courbe »[34].
L’espace
est traduit dans un langage de géométrie des perspectives. Ce thème n'est pas
anodin, car pour celui qui a vécu « à part », tel un déraciné. L’espace du vivre devient fondamental. Ainsi, le soir est vu comme un lieu
géométrique où songes, sensations et écoutes en sont les dimensions[35]. En
cela, la Nuit est très prégnante dans cette écriture. « L’homme, animal diurne, se trouve
confronté, de plein fouet, à / la Nuit […] »[36]. La
Nuit, c'est un « amassement parfois presque intolérable de silence »[37]. Le
soir agit sur nous. « Champs brûlés par le soir » et « éclair noir » agissent sur nos sensations corporelles,
« sur ma peau »[38]. C'est
un moment indécis, un moment où le « moi-même » se perd[39]. On
comprend très vite, dans ces circonstances, que c'est le soir qui fait le poète[40].
Dans
un vocabulaire que nous avons qualifié d’oppositionnel, le soir et la Nuit
s’opposent primairement à la lumière. Ainsi, si on a connu l’« éclair noir » de
la nuit[41], une
terrasse de café peut jouer une « lumière » qui n’a pour effet que de
souligner notre condition de captivité[42].
L’instinct est la « lumière remuée » qui permet de jeter au vent
« peines et tracas »[43]. Il
faut « se laisser prendre – et emporter / suivre le vent / […]
/ courir – courir jusqu'à plus soif / pour et vers l’espoir – ce têtu »[44].
L’opposition
au sein d’un vocabulaire primaire n'est pas seulement au sujet de la nuit et du jour, mais également au sujet de l’espace lui-même, telle la mer, la ville ou
la compagne. La mer est ici l’expression du délitement de la frontière de l’égo,
sans oublier des images d’Épinal de l’île Maurice. C'est dans ce délitement
qu’on se désagrège et qu’on devient sans savoir comme faisant face directement
à ses souvenirs et à son passé. La mer, qui au départ fascinait, par ses
vagues et par ses tableaux pittoresques, prend soudain le dessus de ce
« moi-même » inconnu, l’usurpe et le pénètre, comme dans une sorte de
violence douce[45]. C'est ce même sentiment
– ou sensation - que la poète ressent tout en étant seule dans sa chambre, où
les souvenirs s’étalent et où le dehors et le dedans se mélangent. L’écriture de
Patricia Laranco est donc celle qui voudrait dissoudre les frontières, celle d'un dehors d'abord, celle des sensations, ensuite, qui elles-mêmes sont captives
d’un corps qui devrait se dilater.
L’interrogation
du lieu géométrique nous permet alors de comprendre une
« dislocation », pour nous faire voir un « dedans »[46] - un
« dedans » du moi-même - vers lequel les mots viennent s’échouer.
« La totalité de ce qui / fut émané / se brise / là / sur cette
densité […] »[47]. Le
« dedans », c'est aussi un moi-même autre que moi.
Dans ce tiraillement d’un vécu d'un corps sensoriel, il existe comme une bataille cosmogonique entre Ciel et Terre. Entre eux deux, il y aurait des éléments, telle la pluie[48] ou un espace comme un paysage de lune et d’eau qui abolit « terre et ciel »[49]. Nous avons ainsi cette idée de « frontière », qui s’annonce comme distance entre la substance et le néant[50]. Cette frontière ne résiste parfois pas à sa propre dissolution, surtout par le temps[51].
Cette frontière doit nous interroger. « La pluie est-elle vassale de la
terre ou du ciel ? »[52]. La
« feuille », quant à elle, exprime comme un tableau cette bataille par ses
« lobes » et ses « langues alanguies ». De même, le son de l’orage
exprime l’état d’esprit du ciel « qui traîne / et qui s’attarde, pas
pressé d’en finir »[53]. C'est
une bataille des espaces et des lieux, pour faire émerger un
« moi-même ». Toutefois, il faut souligner que temps et espace ne
peuvent signifier une distance chez Patricia Laranco. En effet, « qui sait
où est maintenant le tonnerre maraudeur ? »[54]. Le
ciel « surveille la pluie », mais celle-ci résiste. « Mais
elle, elle s’entête, attentive au partage »[55].
Pour
une poète qui exprime une sensation de l’ailleurs, toute géographie est
de l’ordre d’un ressentir. On ne peut parler du temps et de l’espace, mais d’un
tout (« spatio-temporel », le terme se retrouve sous la main de
l’auteure[56]) qui permet la
compréhension « parfois »[57] d’un
éclatement de la personnalité. De surcroît, une
poésie de la sensation est une poésie qui doit emprunter un langage des
couleurs. Or, les couleurs sont aussi du vocabulaire de la poète. Le thème de
la couleur renforce donc une « géométrie entrecoupée »[58]. C'est
ainsi que le « noir » exprime un « lieu » chez l’auteure.
Le mystère est dans le royaume du « noir », dans cette frontière
insondable qui refuse qu’on la sonde.
Dans une logique d'opposition, le
soleil est toujours presque présent quand ce n'est pas la nuit. Il peut alors
être « désinvolte et blanc »[59]. L’ocre
s’oppose au bleu. L’été – qui se contraste avec l’hiver – trace un espace car
il « glisse » « de la ville » et « il tire les angles
de murs / de poudroiements inattendus. / Il immobilise / le ciel dans une
lassitude / ocrée, […] »[60]. L’ocre
ressort comme la couleur de l’immobilisation. Dans cette immobilisation, c'est
la liberté et la béance[61] qui
doivent surgir.
Enfin,
soulignons la présence du « bleu » chez Patricia Laranco, trait peut-être le plus mauricien qui soit. Ce bleu qui est parfois glacé[62] s'oppose à des moments à un autre « bleu du ciel »[63]. Le
bleu, on le devine, c'est l’immensité[64], alors
que l’hiver, c'est « l’arrêt », la « tétanisation »[65] du
« silence ». On peut être « bleui » de froid, tels les
troncs de la forêt[66]. De
même, est-ce parce qu’elle est bleue que « la mer est
sainte ? » - rivages de cette île Maurice lointaine ? La poète ne nous dit rien. Mais « tout est nu »
et « la plage étale son lait bleu »[67].
« C'est là que commence le temps »[68] - on devine que l'île était bien le point d'origine - mais
c'est aussi « là qu'il n’a / pas démarré ». Le bleu de l’infini c'est
l’origine du temps. Le bleu de la mer, « c'est l’heure / du premier
instant / du premier silence expulsé / poussé / hors des poumons du monde »[69].
Si le firmament a des veines tout comme le corps, c'est dans l’infini de celui-là « que le silence / afflue »[70]. Alors « tonne » « le présent » d’un corps[71]. Celui-ci est « étiré par le vent », traversé qu’il est par une étendue. Le vent, c'est tout ce qui s’immisce dans ce corps pour le disloquer et faire exploser sa frontière. Le silence est lui-même expulsé du monde, comme un accouchement.
Or
tout ce jeu d’opposition vise à faire ressortir, comme nous l’avons indiqué,
un « moi-même ». Mais avant d’atteindre ce « moi-même », il
y a le vide. Le vide, exprimé à un certain moment par la locution « le vide, le vent et le silence »[73], vise à nous rendre nous-mêmes comme des absents. Il prend acte du « silence dru », « silence sacré et cruel »[72] et il nous
interroge. Il est en diapason avec l'immobilité du monde qui est exprimée par les troncs de la forêt
qui n’osent nous déranger mais qui nous observent[74]. Nous
n’arrivons à peine à effleurer les troncs, qui nous ignorent avec calme[75]. Nous
sommes dans une attente apocalyptique du monde à ce que « le silence se
referme ».
Citons les mouvements du monde qu'on retrouve dans la poésie de Patricia Laranco. D'abord, l’immobilité
du monde devient « plus impénétrable encore que le silence à vif »,
« que le silence vide et plat qui les emplit et qui les cerne »[76]. Pourtant,
c'est le « froid de la forêt » qui « vous chasse » avant
même de pouvoir s’interroger sur l’immobilité des troncs[77]. C’est ici une poésie de l’immobilité, d’un « rester figé », « par le dur
vent / d’hiver »[78] qui
s’opposera à la dissolution d’un corps. Dans l’immobilisation, c'est « un
vrai silence sans appel / […] / un silence qui se nourrit / de sa propre
chair »[79] . Nous sommes à la dérive
devant cette frontière. Mais, « jusqu'où dériverons-nous, jusqu'où mènera
/ la dissipation l’hémorragie de présence »[80] ?
C'est ainsi que le monde est fait de « mobilités ahurissantes »[81]. C'est
alors qu’on retrouve la mémoire de la terre comme mémoire du corps[82]. La
paix d’un « moi-même » se situe au-delà de l’éclatement de la
frontière et au-delà de la mémoire du corps[83].
D’autres
jeux d’opposition nous conduisent tous à ce même constant. Ainsi, un jeu de la
ville et de la campagne, qui peut renverser les idées reçues. Par exemple, le
calme et la sérénité peuvent se retrouver au sein d’un samedi gris, parmi les « chocs et
les bruits de la Cité »[84]. Ce qui
est peut-être un trait bibliographique, c'est qu'on retrouve le sentiment de la
« déracinée » de son lieu, celle qui n’aime pas le « transit ». C'est ainsi que les murs de la gare peuvent dire « fous le
camp »[85], car c'est un lieu de
transit. À la gare, il n’y existe plus d’individualité, car il n'y a que
« tout-un-chacun-voyageur »[86]. Ce
manque de présence de l’autre est la comédie du monde qui s'est chargée
« de donner un sens à ma présence »[87].
Or
l’espace, en tant que « lieu géométrique », s’arrête quelque part.
C'est au fond de la campagne, entendons celle de notre espace singulier.
C'est toujours un univers lointain « rouillé, sombre et furieux »[88]. C'est aussi « un univers qui veut conserver son lointain » [89]. Mais
pour une poète, l’indication est sans surprise : « mais j’en reviens
toujours / pantelante d’émoi / yeux chavirés, […] » [90]. La
campagne, ou alors cette autre frontière, cet au-delà de la frontière du
singulier, pourrait apparaître comme la « muse » de Patricia Laranco,
sauf que l’au-delà, l’autre frontière, le vide et la dislocation du corps
semblent se perdre comme en des ensembles. On y soulignera ici un flou. Mais
c'est une campagne dans le temps comme dans l’espace. D'ailleurs, chez la
poète, temps et espace complotent pour tracer la frontière de l’ailleurs. Si la distance s’exprime par la métaphore de la campagne, elle peut aussi
s’exprimer par le chemin vers des hauts plateaux[91].
Là-bas, l’ailleurs, l’esprit de la forêt retient son souffle[92].
La
ville, « poudreuse »[93],
s’oppose, quant à elle, à la campagne[94],
« mais la ville est trop paresseuse / et trop dormante, justement, / trop
fille de province hantée / par des millénaires de temps, par l'âme de ses vieux
silex / enfouis […] / […] / de sa campagne / qui l’encercle »[95].
III.
Le Réveil du
moi-même
Ce jeu de mots, ces oppositions sensorielles, ont pour but l’éveil ou le réveil de « celui » qui fait guise de « moi-même ». On rencontre parfois l’image de la faucille[96] pour s’éveiller[97]. Est-ce ici une influence de la Bagavad-Gîta ?
Ce
même avec qui « je vis », « ne sait plus qu’il est
moi-même »[98]. Il est
« scindé ». On surprend parfois un lui-même à se dire
« je »[99]. Dans le monde de l'auteure, le corps n'est plus
intégral, mais se disloque. La main revendique son autonomie, « car c'est
vrai, lorsqu'on a des mains / il faut les mettre quelque part »[100]. Le
soleil, sa lumière, sa chaleur – tout le sensualisme esthétique dont il est question
- est capable de produire l’autonomie d'une partie du corps. « Le soleil
m’a ravi mes mains / et j’ai un temps / d’affolement » [101]. Nous
retrouvons alors le sens du thème de la dislocation car nous habitons un corps[102]. La
limite du corps c'est bien la peau. « Et le corps / hurle avec les
loups »[103], comme sentiment de
violence d’un arrachement.
Ce
corps connaissait une antique fusion avec le tout, alors qu’il est aujourd'hui
« orphelin »[104]. C'est
en ce sens qu’il appelle au secours tout en gardant la trace de son passé. Le
jeu de lumière s’explique alors. C'est le souvenir du corps. « Il se
souvient, dans le clair-obscur doré, / […] du temps primal / où le manque
n’existait pas […] »[105].
« Le corps hèle et supplie, du fond de son exil » [106]. Il y
a des jours où le corps se sent « amputé », où sa
« vulnérabilité d’enfant » refait surface[107]. Nous
sommes dans un monde plastique du corporel en mal de la solitude, coupé du
grand corps du monde environnant. C'est le sentiment corporel de l’abandonné.
Dès lors, ce corps cherche à déchirer la « concavité / du néant »[108], car
c'est l’horizon qui « a faim de toi » et le « soir clair
t’attise »[109].
Ce
qui se dévoile enfin, ce qu’il faut comprendre, c'est mon habitation du corps
comme un « moi-même » qui n'est pas le « je » que je suis.
Ce moi-même s’éveille ou se réveille, notamment dans l’insomnie. Celle-ci permet de caresser « le temps à rebrousse-poil »[110].
L’homme est un intrus dans le silence[111]. C'est
le mystère qui nous donne le sentiment de l’intrus. Mais la poète ne peut se
laisser faire. « Une nuit que j’ai décidé de guetter, de percer à jour. De
ne / plus fuir »[112]. C'est alors ce refus de captivité qui s'exprime.
Relevons ici, toutefois, une deuxième ambiguïté. Tantôt le monde dissout la
personnalité[113], tantôt la poète est
appelée à refuser cette dissolution. Il faut alors le comprendre comme un
sentiment – sensation - même du vivre, du vivre sensoriel de la poète.
Car le mystère demeure au fond, qu’accentue la nuit[114] dans
un « éloignement total »[115]. Pour
affronter la nuit, pour percer ce mystère, la poète se voit attribuée
l’insomnie comme arme. « L’insomnie, c'est cela : cette brèche, qui
se ménage au cœur / d'une masse compacte, opaque, normalement inviolable / tant
elle est concentrée »[116]. Au
cours de l’insomnie, on peut refuser « la plus petite concession à
l’illusion »[117].
L’insomnie est une « transgression[118] qui
indique l’ailleurs, « une terra incognita ensorcelée, un peu farouche, que
vous / arpentez » [119]. Habituellement,
les rêves s’opposent à l’insomnie. Ils révèlent l’identification du
« moi-même » au monde[120].
L’insomnie exprime « une fontaine blanche entre deux univers / un grand
saut du temps […] »[121].
*
* *
Au
terme de ce parcours, la question du bonheur se pose. Le bonheur, c'est
quand il pleut, c'est un « jus d’ambre » qui coule, un « beau
soleil découpé » « qui soupire d’aise et s’endort / le long de
l’immobilité »[122]. À
l’encontre de la dislocation, de l’ailleurs, il est question de plénitude.
Celle-ci est quand « il ne se passe rien »[123]. Pourtant, le
bonheur peut être « repu » par une plénitude qui le rend « tétanisé » et « caillé »[124].
L’instant, c'est un de ces « moments rares, où l’attente n'est plus. / Là
s’arrêtent les mouvements »[125]. C'est
alors le lieu où la parole pourra se taire. Et le silence pourra être
« lumineux »[126].
« Il n'y a pas d’instant plus lisse, plus simple, / ni plus énigmatique /
On pense au silence. Au soleil » [127]. Il
n'y a « rien à dire » sur le silence », « car il ne s'y
passe rien » [128], même si ce silence est
lié au corps, « au repos gainé de draps, / de couvertures » [129]. Si le soleil persiste dans le silence, c'est que les sensations du corps demeurent.
La
poésie de Patricia Laranco exprime donc une réalité de la sensibilité humaine.
« Eh bien, en insomnie, vous n’avez qu'un seul interlocuteur. / […]
Une réalité que vous découvrez, qui se révèle à vous, et qui / vous cause un
certain choc. Un certain émerveillement. / Habituellement, vous dormez. Vous
suivez votre cours, […] »[130].
Qu’attend l’homme ? Et « […] qui s’en viendra à ta
rencontre ? »[131].
[1] Toutes les
références paginées renvoient à l’ouvrage ici cité : Patricia LARANCO, Portrait,
Bibliographie, Anthologie, avec un
« Portrait » de Jean-Luc MAXENCE, Collection « Poètes trop
effacés », Le nouvel Athanor, Paris, 2015, pp. 101.
[2] p. 38.
[3] Le terme se retrouve chez l'auteure ; v. p. 51.
[4] p. 53.
[5] Tel
l’exemple suivant, p. 43 : « Le soleil en a profité, / lui qui plonge
résolument / au travers des vitres du train / giflées de luminosité. / Il s'est
abattu sur mes mains / et mes immobiles poignets / […] ».
[6] « Le
mot sans voix, / le mot sans-chair / le mot / estompé dans le blanc / pour
non-dire / une voix non-née » ; p. 51.
[7] p. 52.
[8] p. 52.
[9] ibid.
[10] p. 30.
[11] p. 71.
[12] p. 29.
[14] p. 40.
[15] p. 39.
[16] ibid.
[17] « Un buffet de gare c'est à tout coup
déprimant / On y attend, de vastes heures durant, le partir. /C'est un lieu de
transit et, donc, d’arrachement. / On y est en quelque sorte, recomposé :
ombre partagée entre quitter et aller vers. […] Je n’aime pas les buffets
de gare ; ils me pèsent. Ma nature de déracinée chronique s'y révèle par
trop » ; p. 31.
[18] p. 75.
[19] p. 76.
[20] ibid.
[21] p.
73 ; adde, voir le sens de « sillon, p. 36 au sujet de la
« feuille ».
[22] p. 6.
[23] p. 51.
[24] p. 37. Et
ibid : « Le mystère, c'est toi, c'est moi /à moins que ce ne soit le
contour de ce mot noir, qui pourrait se lire à l’envers »
[25]
« C'est ce qui nous est arrivé, ce qui m’arrive tous les jours./ C'est le
souffle de l’avenir, / les hiéroglyphes du passé, / le nœud du présent infini,
la luminosité d'une rue […] le matin de pierre, si proche, / la nuit de
circonvolutions ; / le mystère, c'est cet instant / toujours ombré
d’étonnement, / toujours enrichi de fracture. » ; p. 37.
[26] p. 37.
[27] p. 38.
[28] p. 46 – et
en l’occurrence fuite de la Nuit.
[29] p. 77.
[30] P. 72.
[31] p. 65.
[32] p. 46.
[33] p. 66.
[34] p. 38.
[35] p. 19.
[36] p. 45.
[37] ibid.
[38] p. 33.
[39] ibid.
[40] « La
nuit / jongle avec les astres / pendant que dort / la quasi-totalité des Hommes
– sauf nous / nous qui veillons / en margelle de son grand puits / sur l’unique
promontoire de notre éveil / seuls à humer la soie de son immensité […]
n’opposant […] que […] les braises à demi enfouies / de nos âmes »,
p. 95.
[41] in
« Brest, le 21/07/1996 », p. 33.
[42] p. 35.
[43] p. 67.
[44] p. 67.
[45] p. 17.
[46] p. 53.
[47] p. 54.
[48] p. 36.
[49] p. 84.
[50] p. 83.
[51] p.
25 : « Parfois la perception de l’instant éternel / Caché derrière
l’instant et soudain révélé : / il n'est plus de présent, il n'est plus de
passé, / avec l’avenir, ils sont articulés ensemble. » ; […]
« Parfois […] / ce sourire qui me vient face au voile du Beau / cette
incompréhension de tout ce qui sépare ! ».
[52] p. 36.
[53] ibid.
[54] ibid.
[55] ibid.
[56] p. 45.
[57]
p. 25.
[58] p. 69.
[59] p. 66.
[60] p. 79, et
plus loin, le soleil « tombe nez à nez avec / les statues et les
monuments […] ».
[61] p. 80.
[62] p. 65.
[63] p. 85.
[64] p. 69.
[65] ibid.
[66] p. 77.
[67] p. 73.
[68] ibid.
[69] p. 73-74.
[70] p. 73.
[72] p. 77.
[73] ibid.
[74] p. 78.
[75] p.77.
[76] p. 78.
[77] ibid.
[78] p. 81.
[79] p. 82.
[80] p. 83.
[81] p. 66.
[82] p. 26 et
v. plus loin « Le pays des collines rouges / te dira le lent mouvement /des
rêves secrets et enfouis / gardés dans le sein lourd, profonds / de la terre
aux cailloux muets, […] ».
[83] P.
26 : « La vastitude renaîtra, /la paix creusera son sillon/ et l’on
respirera, empli /d’une sérénité nouvelle, /le pays des monts
arrondis […] ».
[84] p. 29.
[85] p. 31.
[86] p. 32.
[87] p. 31.
[88] p. 34.
[89] ibid.
[90] ibid.
[91]
« Lorsqu'ils parviennent à se hisser jusqu'au plateau, / on est tenté de
se demander si cela ne tient / pas du hasard ou du miracle », p. 86.
[92] p. 100.
[93] p. 83.
[94] p. 80.
[95] ibid.
[96] V. par
exemple, « La faucille du vent / fauche les parfums clairs », p. 33.
[97] p. 39.
[98] p. 87.
[99] p. 87, et
voir plus loin : « Je ne désire plus me mélanger avec moi ».
« Qui trompe qui ? » « Moi-même voudrait s’éloigner de moi,
de je. / Je, lui, voudrait bien divorcer d’avec lui-même … ».
[100] p. 43.
[101] ibid.
[102] p. 57 et
plus loin : « […] la peau / regarde et suit les murs / où les
lambeaux d’affiches lui / parlent de sa propre faillite […] ».
[103] p. 58.
[104] p. 61.
[105] ibid.
[106] ibid.
[107] ibid.
[108] p. 62.
[109] p. 68.
[110] p. 44.
[112] p. 44.
[113] La
dissolution, v. p. 44 : « Je me coule en cet élément ».
[114] p. 44.
[115] p. 46 et
v. plus loin : « Son silence grave semble / avoir amassé tant de
dénivelé, de fuite ! ».
[116] p. 44.
[117] p. 45.
[118] p. 46.
[119] ibid.
[120] p.
45 : « Les rêves vous protègent, vous enrobent, vous retiennent dans
/ leur état de transe. Leur univers parallèle, oblique, a sans aucun doute pour
but de vous déconnecter, de vous placer à / côté de la plaque. ‘Circulez !
Il n'y a rien à voir’ […] »
[121] p. 55.
[122] p. 70.
[123] p. 59.
[124] ibid.
[125] ibid.
[126] ibid.
[127] ibid.
[128] ibid.
[129] ibid.
[130] p. 45.
[131] p. 47.
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