dimanche 28 juin 2015

Introduction mauricienne - verbes prophétiques

 Extraits de : 

« Les verbes prophétiques, Une introduction philosophique et mystique », Traductions, annotations, exégèses et commentaires de Riyad DOOKHY. 
© Riyad Dookhy

[Sous l’insistance de quelques amis, j’avais reproduis quelques extraits de mon ouvrage non encore publié. J’y rajoute une note sur la réception des hadiths à Maurice ici - RD].






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*« La réception des hadiths à Maurice »

[…]

La présence des « hadiths » (logia et verbes prophétiques)[1] à Maurice s’indique principalement selon une culture primairement orale (logosphérique). Ils se mémorisent et évoluent dans une culture de l’oralité.

Bien entendu, l’écrit existe. S’il est même la « source » de l’oralité, sa présence demeure secondaire, par le fait que la considération et référence dont il est l’objet est recouvert par le débat oral. Toutefois, cette position doit, en certaines occasions, être renversée. Les écrits des verbes prophétiques s’exposent sur des supports variés, mais mis en exergue, et s’affichent en certains lieux comme oracle qui vise à saisir, à s’inscrire, à se graver et à définir la vie du lecteur, avec la solennité d'une parole divinement reconnue[2].

Il y a, à cet effet, une littérature écrite ou un support écrit de la circulation des verbes prophétiques. Sa transmission, son débat, son lieu de discussion demeurent, dans ce paradoxe, comme on l’aura signalé plus haut, ceux de l’oralité.

Ce qu’il nous importe de souligner ici, c'est qu’il n’existe pas de discussion savante sur les verbes prophétiques, comme science, pensée et savoir prophétologique, et plus particulièrement, comme logologie prophétique. D'ailleurs, il est difficile même pour la conscience musulmane mauricienne de faire la différence entre querelle de chapelle idéologique et savoir scientifique et spiritualité pensée. À ce niveau, l’identitaire et la spiritualité ne sont pas distincts. Au mieux, la présence des verbes se manifeste que comme transmission d’un patrimoine fixé et sanctifié, sans regard appréciatif et réception pensée, dans la parole des prédicateurs (imâms, sermonnaires, prêcheurs et missionnaires), car c'est un des liens de la spiritualité, de l’engagement et de l’expérience d'un vécu musulman. Il ne s’agit pourtant pas ici de déprécier en quelque façon que ce soit l’excellent travail de certaines figures de prédication. Son lieu, c'est plus ou moins la mosquée, avec certainement quelques exceptions.

Le discours mauricien autour du verbe prophétique vise le simple croyant et non le théologien musulman, et moins encore le savant. Il est dans une culture de l’oralité populaire, tout comme d’ailleurs la « culture » musulmane ambiante. Par conséquent, la teneur de son message vise une culture du bon croyant comme guide, gage ou ersatz, de spiritualité musulmane et vise à lui donner les bases de la construction de son monde. Les querelles de chapelle des positions dogmatiques se font sur une vision populiste et sur des interprétations qui reflètent les schismes au sein de l’islam.   

Le support écrit des verbes prophétiques dans l’espace mauricien est soutenu par l’aura de sacralité qui les entoure, à l’instar de celui du monde musulman dans son ensemble. Si Dieu aura parlé dans le Coran, les verbes prophétiques, selon une canonisation historique, même s’ils sont hiérarchiquement seconds, sont de l'ordre d'une parole sacrée. C'est une écriture qui ne permettra pas d’ouvrir toutes les interrogations légitimes, mais closes, dans l’histoire de la civilisation musulmane, telle la question du passage des verbes par la mémoire des hommes dans un environnement oral avant tout, ou celle de la prétention bédouine d’une transmission verbatim qui s’impose sans interrogation pour l’humanité toute entière pour tous les temps. Les difficultés sont de tailles. Ce n'est que l’apologétique, qui tourne parfois à un obscurantisme nécessaire, qui permet de maintenir certains crédos qui reposent d'abord sur un interdit de la pensée et un interdit d'un savoir éclairé. Un des buts des dynasties de l’âge de la civilisation islamique visait à empêcher la naissance de telles pensées, voire de la pensée tout court. Même le mutazilisme, s’il n’était pas entièrement le fait d'une pensée libre, fut décimé et interdit.   

Il faut noter que la littérature prophétique mauricienne est généralement reçue dans une version traduite. Au sein du monde oral, il s’agit généralement d'une traduction en créole. S’agissant du monde écrit, il se lit généralement en français et en créole. Plus rarement, il se fréquente en anglais ou en langues ancestrales (l’urdu ou le hindi ourdouisé), notamment s’agissant d'une génération plus ancienne. Pour quelques arabisants seulement, ils sont reçus en arabe canonisé. Sur ces points, il y aura à voir la part que joue l’affiliation dogmatique ou idéologique dans ces lectures. Notons que des traductions existent de l’arabe au français (et parfois en créole), dont il nous appartient de souligner les efforts et les mérites.

Or, la traduction doit intervenir pour tout peuple non arabe. Nous rappellerons juste quelques traits de ce fait, qu’on aura traité ailleurs[3]. Ce qui ne fut pas le cas pour l’islam, comme il en fut pour le christianisme, il n’existe pas une intelligence structurée et ouverte dans l’histoire de la traduction sacrée, en raison de ce que nous avions qualifié du « logo-arabisme » de la civilisation islamique. Si c'est moins le cas pour les Omeyyades, les Abbassides n’auront pas permis la libre expression des peuples non arabes dans la réconciliation de leur langue avec le sacré[4]. Toute une dogmatique et une idéologie arabisantes ont été dégagées à cet effet. L’identification musulmane s'est imposée dans l’histoire comme identification arabo-musulmane même pour des peuples non arabes, avec la réception d'une anthropologie et d'un droit hautement marqués par ce fait, avec le tort que nous commençons à pressentir de nos jours.

Sans univers savant, la traduction est souvent l’affaire des religieux, même s'il ne s’agit pas ici d'une règle sans exception. Généralement, selon la façon de traduire, il existe une idéologie qui s'est imposée, notamment marquée par un rejet d'une certaine conscience et d'un certain savoir, et d’un obscurcissement d'une certaine parole qui se veut universelle. A fortiori, il n’existe pas de culture savante de traduction[5] dans la culture musulmane mauricienne, ni pour le créole ni pour le français (et moins encore, bien entendu, pour l’anglais et l’urdu). La traduction est réduite à une vision simpliste de conversion linguistique, celle d'une sorte de déchiffrement.

Rappelons, à titre d’exemple, qu’il nous a pris en France au moins une moitié de siècle, avec l’apport des toutes les universités et centres de recherche du monde, pour pouvoir traduire le philosophe Martin Heidegger (1889-1976), et même, le débat reste interminable à ce jour. Pour un lecteur commun, ce fait ne peut rien dire. Pour les spécialistes, c'est tout le destin d'une pensée, de sa pérennité et de son gage de bonne réception. Ce n'est pas une question uniquement linguistique. Pour utiliser une façon de s’exprimer, il s’agit avant tout de pouvoir rendre le fugitif heideggérien dans l’œuvre de son obscurcissement. Comme nous l’avons particulièrement souligné ailleurs[6], Sartre, et non des moindres, s’était parfois trompé[7]. Dès lors que nous prenons acte du fait que « la parole est parlante » (« Die Sprache spricht »)[8], la traduction n'est plus une question du « traduire »[9] et du « traducteur ».

Si la traduction pose nombre de difficultés pour un simple texte, a fortiori, il en est de même pour des verbes prophétiques, pour une parole investie par les musulmans comme sacrée et ineffable. La difficulté ne peut donc être écartée, non plus que les verbes doivent demeurer selon un certain destin que leur réservent quelques prédicateurs pour des fins idéologiques ou de spiritualité populaire. Entendons-nous bien, nous ne considérons pas ici la validité ou l’authenticité d'un logion ou d’un verbe prophétique[10], un chef qu’on a traité ailleurs, mais la science qui prévaut sur la forme de réception à Maurice.

Rappelons brièvement que le temps ne peut restituer l’exactitude d'une parole. Tout au plus, nous y chercherons un sens historial. Soulignons rapidement ceci, sans pouvoir nous y épancher amplement, que nous tentons de faire œuvre ici de traducteur historial, dans ce qu’Al-Ghazali (1058-1111) et bien d’autres, mais peut-être en dehors de la fermeture métaphysique qui était les siennes, ont tenté de faire œuvre de « revivification » (« ihyâ »), c'est-à-dire d'une « résolution » (« Entschlossenheit ») de l’historialité.


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“Kréol” et textes sacrés


Un débat qui n'est pas le nôtre ici, mais il s’agit quand même de le souligner en évoquant la réception des hadiths à Maurice, c'est la nouveauté du « kréol » (à distinguer du « créole »)[11]. On pourra noter que le « kréol » est un pas de plus pour se couper de la littérature savante de la prophétologie. Le lecteur « kréol » n’a par définition nul accès à cette littérature, au moins disponible en format livre ou sur internet en français et, de façon éminemment restreinte et parcellaire, en « créole ». Au cas contraire, il faudra dire qu’il rend son accès pénible et difficile en raison de son aliénation graphique – car le « kréol » refuse tout lien de filiation avec le français pour adopter une écriture uniquement phonétique[12].

Il y lieu de voir comment le « kréol » joue dans le milieu des textes sacrés, du Coran, de la Bible, des Vedas, etc. C'est, sans le dire, une volonté d’imposer l’identitaire tout en masquant une rupture avec des grandes traditions spirituelles. La rupture se réalise au niveau des sciences et traditions savantes et au niveau des poétiques du sacrée dans des grandes langues de l'humanité religieuse (français, anglais, urdu, arabe – principalement pour le cas des mauriciens musulmans). Le « kréol » (rappelons-le, non le « créole ») est une micro-culture qui ne peut rivaliser au niveau du savoir avec les grandes traditions linguistiques.

Le croyant comme locuteur « kréol » de toutes les fois, ne peut se nourrir que de sources « kréol » secondes – sources orales de son environnement religieux et les quelques écrits rudimentaires, pour la plupart sans l’appui de tout le savoir théologique et sans le secours d’un rapport pensé et instruit. Ces quelques textes sont d’habitude le reflet d'une école sectaire[13].

L’immense travail de colloques, de discussions et d’échanges entre théologiens, linguistes, philosophes, mystiques, entre autres, avec le soutien d’énormes budgets ne peuvent être écartés dans la production d'une traduction. Il en est de même au sujet des dimensions du savoir à prendre en compte, telle l’importance et la nécessité intellectuelles de la présence des experts, des exégètes, des philologues, des anthropologues, des ethnologues, des historiens, des archéologues de la pensée et tel autre qui nous éclaire sur la production d’un texte. Même s’ils ne se rencontrent pas physiquement dans un temps déterminé, l’institution de la recherche, par leurs écrits, expositions, conférences ou autres, permet ce partage en divers lieux et en diverses périodes de l'histoire. Cet aspect, regrettablement, n'est pas le propre d’un univers « kréol », qui ne peut bénéficier de ce travail. Pour éviter toute confusion, il s’agit ici du « kréol », comme son idéologie le défendrait et non pas du « créole »[14], ce dernier ne s’exprimant pas d'abord comme idéologie de rupture, mais comme le résultat de la spécificité et de la nécessité d'un peuple. Au contraire, il est nécessaire et important dans certains milieux de pouvoir rendre des textes sacrés en créole (et non en « kréol »), avec les réserves qu’on nous soulignons ici.

Ainsi, nous pouvons saluer la production d'une bible en créole mauricien. En effet, une bible a été traduite et présentée le 26 février 2011 à l’Église Notre-Dame de l’Assomption à Roche Bois (« Parol bondié dans nou lang maternel »). On pourra s’interroger si elle peut garantir, au nom de la tradition chrétienne, un même travail qu’aura réalisé la TOB (« Traduction œcuménique de la Bible »)?  La bible en créole mauricien, si elle se recommande, resterait, toutefois, limitée.  Elle ne peut se substituer à toute la tradition des gloses, à des annotations importantes en français et à la pensée théologique, spirituelle et mystique. Elle ne peut remplacer non plus la pluralité des vécus de la conscience religieuse de l’humanité, notamment celle du christianisme dans son expression essentiellement francophone de la tradition mauricienne[15].

La question qui se pose au sujet de l’usage du « kréol », même s’il vise à répandre la « bonne parole » divine, c'est qu'il ne dispose pas des moyens nécessaires, notamment s'agissant du capital humain avant tout. Il n’en demeure pas moins vrai qu’un travail comme la TOB qui avait rassemblé tant des exégètes protestants que des orthodoxes, ainsi que des catholiques, ne se compare pas à une traduction établie dans celle d’une micro-culture. La TOB s’inscrivait comme une révision de la traduction de Louis Segond (bible de référence dans les milieux protestants). L’édition King James était, quant  à elle, typiquement liée à la Réforme anglaise et ne pouvait parler de façon œcuménique. Notons, par exemple, les interminables discussions sur « YHWH », traditionnellement traduit par les protestants par « l’Éternel ». La TOB pouvait se permettre de prendre en compte, à titre d’exemple, la traduction juive et le texte massorétique, et bien entendu, la Septante. Or tout ce travail et ces moyens, ainsi que ce capital humain et intellectuel, ne se retrouvent pas mis au service d'une traduction « kréol ». Dieu devient obligatoirement mono-dogmatique et non pensé. Il n'est ici qu’un exemple pour dire les limitations d'une traduction en « kréol », et donc de la façon dont un croyant « comprend » la parole divine et peut évoluer dans sa foi et dans sa spiritualité.


La question se pose de même pour le Coran, et pour ce qui nous concerne ici, les logia et verbes prophétiques. Notons qu’un Coran en créole (et non « kréol ») était publié par le Dr Houssein Nahaboo, d'une première édition qui date de mi-1983, par le Munir Book Centre, Port-Louis, qui a joué un rôle important dans la société mauricienne. L’œuvre ne peut être que louable et avait rempli une fonction cruciale. Essentiellement, il aura prémuni contre les dérives « kréol ».

[…]

La littérature prophétique doit s’ancrer dans ses grandes traditions de réception et d’interrogation. L’exégèse ne peut s’effectuer par un geste de rupture, comme dans l’idéologie « kréol ».

Or, là où c'est nécessaire, il faut maintenir la graphie « créole ». Mais la grande interrogation de la restitution des « hadiths » appelle un univers ouvert qui doit se mettre au diapason des sciences et des savoirs. La pensée et la conscience religieuse pourra ainsi boire à des sources plus sûres et plus grandes. Notre œuvre s’inscrit dans cette optique.







[1] La différence des termes (« logion » et « verbe prophétique ») est traitée dans l’ « Introduction » de l’ouvrage. « Verbe prophétique » s’emploie aussi ici comme un générique pour désigner le « hadith » - sans qu’il nous soit nécessaire d’entrer dans des considérations techniques pour l'emploi de termes préconisés.
[2] C'est le cas, par exemple, des « tableaux » au sein des mosquées.
[3] V. "l’Introduction".
[4] V. Pour un rapide survol de ce fait : Sabrian MERVIN, Histoire de l’islam, Fondements et doctrines, Champs, Histoire, Éditions Flammarion, Paris, 2000.
[5] Nous y sommes particulièrement sensibles pour avoir traduit les codes de droit français (code civil, code de procédure civil, code pénal et code de procédure pénale) en anglais pour le compte du gouvernement français.
[6] V., entre autres, notre travail sur le sens de « l’historialité » chez Heidegger, comme restitué par Corbin : Riyad DOOKHY, « Un messianisme historial ? L’historialité dans la pensée de Henry Corbin », Messianisme, souveraineté et sécularisation, Les Cahiers Philosophiques de Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2015.
[7] Ainsi la traduction sartrienne de Dasein en « réalité humaine » ; par exemple, Jean-Paul SARTRE, Esquisse d'une théorie des émotions, Collection Référence, Le Livre de poche, Hermann, 1995, pp. 125, v. p. 16 et s. (passim).
[8]  Martin HEIDEGGER, Unterwegs zur Sprache, Gesamtausgabe, I. Abteilung : Veröffentlichte Schriften 1910-1976, Band 12, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, (1959) 1985, pp. 200, v.p. 10 ; Martin HEIDEGGER, Acheminement vers la parole, traduit de l’allemand par Jean BEAUFRET, Wolfgang BROKMEIER et François FÉDIER, (titre original : Unterwegs zur Sprache) Tel, Gallimard, 1976, pp. 260, v.p. 15 ; Martin HEIDEGGER, On the Way to Language, HarperOne (HaperCollins & Row, 1971), New York 1982, pp. 200, v.p. 188, « Language speaks ».
[9] Cf. Henri MESCHONNIC, Poétique du traduire, Sciences Humaines, Éditions Verbider, 1999.
[10] Nous avons considéré cette problématique dans "l’Introduction".
[11] Voir notre position : "La « kréolisation » et la rupture du sens de l’être mauricien ": http://esbauches.blogspot.fr/2015/06/la-kreolisation-et-la-rupture-du-sens.html
[12] La position est compréhensible pour des linguistes qui ont travaillé sur des recensements tout comme pour des scientifiques et des lexicographes du créole. La question se pose autrement s'agissant d'une idéologie « kréol » et son rôle dans la conscience religieuse, notamment musulmane.
[13] Dans une des analyses du GERI (Groupe d’Études et de Recherches islamologique de l’Université de Strasbourg), en 2014, nous prenions acte du fait qu’il n’existait pas de traduction du Coran en créole haïtien. La question qui doit être posée légitimement, sans entrer ici dans les détails, est de se demander si la poétique haïtienne, avec les moyens rudimentaires pour un tel travail, en termes de capital humain, d’ouverture et de ressources linguistiques, s'apparenterait-elle plutôt à un travail d'amateur au lieu d'une prise en charge linguistique de la conscience religieuse et de son expression qui dictera le destin d'un peuple.
[14] Pour ne pas faire l’amalgame, nous renvoyons ici à notre position sur ce sujet, comme indiqué plus haut.
[15] Le cas se pose au présent et au futur, car le mouvement de la production "kréol" ne pourra bénéficier d’un soutien budgétaire et d’un même aire de rayonnement que comme dans le monde francophone. 






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