Extraits de :
« Les verbes prophétiques, Une introduction philosophique et mystique », Traductions, annotations, exégèses et commentaires de Riyad DOOKHY.
© Riyad Dookhy
[Sous l’insistance de quelques amis, j’avais reproduis quelques
extraits de mon ouvrage non encore publié. J’y rajoute une note sur la
réception des hadiths à Maurice ici - RD].
*« La réception des
hadiths à Maurice »
[…]
La présence des « hadiths » (logia et verbes
prophétiques)[1] à
Maurice s’indique principalement selon une culture primairement orale (logosphérique).
Ils se mémorisent et évoluent dans une culture de l’oralité.
Bien entendu, l’écrit existe. S’il est même la
« source » de l’oralité, sa présence demeure secondaire, par le fait
que la considération et référence dont il est l’objet est recouvert par le débat
oral. Toutefois, cette position doit, en certaines occasions, être renversée. Les
écrits des verbes prophétiques s’exposent sur des supports variés, mais mis en
exergue, et s’affichent en certains lieux comme oracle qui vise à saisir, à s’inscrire,
à se graver et à définir la vie du lecteur, avec la solennité d'une parole
divinement reconnue[2].
Il y a, à cet effet, une littérature écrite ou un support
écrit de la circulation des verbes prophétiques. Sa transmission, son débat,
son lieu de discussion demeurent, dans ce paradoxe, comme on l’aura signalé
plus haut, ceux de l’oralité.
Ce qu’il nous importe de souligner ici, c'est qu’il n’existe
pas de discussion savante sur les verbes prophétiques, comme science, pensée et
savoir prophétologique, et plus particulièrement, comme logologie prophétique. D'ailleurs,
il est difficile même pour la conscience musulmane mauricienne de faire la
différence entre querelle de chapelle idéologique et savoir scientifique et
spiritualité pensée. À ce niveau, l’identitaire et la spiritualité ne sont pas
distincts. Au mieux, la présence des verbes se manifeste que comme transmission
d’un patrimoine fixé et sanctifié, sans regard appréciatif et réception pensée,
dans la parole des prédicateurs (imâms, sermonnaires, prêcheurs et
missionnaires), car c'est un des liens de la spiritualité, de l’engagement et
de l’expérience d'un vécu musulman. Il ne s’agit pourtant pas ici de déprécier
en quelque façon que ce soit l’excellent travail de certaines figures de
prédication. Son lieu, c'est plus ou moins la mosquée, avec certainement
quelques exceptions.
Le discours mauricien autour du verbe prophétique vise le simple
croyant et non le théologien musulman, et moins encore le savant. Il est dans
une culture de l’oralité populaire, tout comme d’ailleurs la « culture »
musulmane ambiante. Par conséquent, la teneur de son message vise une culture
du bon croyant comme guide, gage ou ersatz, de spiritualité musulmane et vise à
lui donner les bases de la construction de son monde. Les querelles de chapelle
des positions dogmatiques se font sur une vision populiste et sur des
interprétations qui reflètent les schismes au sein de l’islam.
Le support écrit des verbes prophétiques dans l’espace
mauricien est soutenu par l’aura de sacralité qui les entoure, à l’instar de
celui du monde musulman dans son ensemble. Si Dieu aura parlé dans le Coran,
les verbes prophétiques, selon une canonisation historique, même s’ils sont hiérarchiquement
seconds, sont de l'ordre d'une parole sacrée. C'est une écriture qui ne
permettra pas d’ouvrir toutes les interrogations légitimes, mais closes, dans
l’histoire de la civilisation musulmane, telle la question du passage des
verbes par la mémoire des hommes dans un environnement oral avant tout, ou
celle de la prétention bédouine d’une transmission verbatim qui s’impose sans
interrogation pour l’humanité toute entière pour tous les temps. Les
difficultés sont de tailles. Ce n'est que l’apologétique, qui tourne parfois à
un obscurantisme nécessaire, qui permet de maintenir certains crédos qui reposent
d'abord sur un interdit de la pensée et un interdit d'un savoir éclairé. Un des buts des dynasties de l’âge de la civilisation islamique visait à
empêcher la naissance de telles pensées, voire de la pensée tout court. Même le
mutazilisme, s’il n’était pas entièrement le fait d'une pensée libre, fut
décimé et interdit.
Il faut noter que la littérature prophétique mauricienne est
généralement reçue dans une version traduite. Au sein du monde oral, il s’agit
généralement d'une traduction en créole. S’agissant du monde écrit, il se lit
généralement en français et en créole. Plus rarement, il se fréquente en
anglais ou en langues ancestrales (l’urdu ou le hindi ourdouisé), notamment
s’agissant d'une génération plus ancienne. Pour quelques arabisants seulement, ils
sont reçus en arabe canonisé. Sur ces points, il y aura à voir la part que joue
l’affiliation dogmatique ou idéologique dans ces lectures. Notons que des
traductions existent de l’arabe au français (et parfois en créole), dont il
nous appartient de souligner les efforts et les mérites.
Or, la traduction doit intervenir pour tout peuple non
arabe. Nous rappellerons juste quelques traits de ce fait, qu’on aura traité ailleurs[3].
Ce qui ne fut pas le cas pour l’islam, comme il en fut pour le christianisme,
il n’existe pas une intelligence structurée et ouverte dans l’histoire de la
traduction sacrée, en raison de ce que nous avions qualifié du « logo-arabisme »
de la civilisation islamique. Si c'est moins le cas pour les Omeyyades, les Abbassides
n’auront pas permis la libre expression des peuples non arabes dans la
réconciliation de leur langue avec le sacré[4].
Toute une dogmatique et une idéologie arabisantes ont été dégagées à cet effet.
L’identification musulmane s'est imposée dans l’histoire comme identification
arabo-musulmane même pour des peuples non arabes, avec la réception d'une anthropologie
et d'un droit hautement marqués par ce fait, avec le tort que nous commençons à pressentir
de nos jours.
Sans univers savant, la traduction est souvent l’affaire des
religieux, même s'il ne s’agit pas ici d'une règle sans exception. Généralement,
selon la façon de traduire, il existe une idéologie qui s'est imposée,
notamment marquée par un rejet d'une certaine conscience et d'un certain savoir, et d’un
obscurcissement d'une certaine parole qui se veut universelle. A fortiori, il
n’existe pas de culture savante de traduction[5]
dans la culture musulmane mauricienne, ni pour le créole ni pour le français
(et moins encore, bien entendu, pour l’anglais et l’urdu). La traduction est
réduite à une vision simpliste de conversion linguistique, celle d'une sorte de
déchiffrement.
Rappelons, à titre d’exemple, qu’il nous a pris en France au
moins une moitié de siècle, avec l’apport des toutes les universités et centres de recherche du monde, pour pouvoir traduire le philosophe Martin Heidegger (1889-1976), et
même, le débat reste interminable à ce jour. Pour un lecteur commun, ce fait ne
peut rien dire. Pour les spécialistes, c'est tout le destin d'une pensée, de sa pérennité
et de son gage de bonne réception. Ce n'est pas une question uniquement linguistique. Pour utiliser une façon de s’exprimer, il s’agit avant tout de pouvoir rendre le fugitif heideggérien dans l’œuvre de son obscurcissement. Comme nous
l’avons particulièrement souligné ailleurs[6],
Sartre, et non des moindres, s’était parfois trompé[7].
Dès lors que nous prenons acte du fait que « la parole est parlante »
(« Die Sprache spricht »)[8],
la traduction n'est plus une question du « traduire »[9]
et du « traducteur ».
Si la traduction pose nombre de difficultés pour un simple texte, a fortiori, il en est de même pour des verbes prophétiques, pour une parole investie par les musulmans comme sacrée et ineffable. La difficulté ne peut donc être écartée, non plus que les verbes doivent demeurer selon un certain destin que leur réservent quelques prédicateurs pour des fins idéologiques ou de spiritualité populaire. Entendons-nous bien, nous ne considérons pas ici la validité ou l’authenticité d'un logion ou d’un verbe prophétique[10], un chef qu’on a traité ailleurs, mais la science qui prévaut sur la forme de réception à Maurice.
Rappelons brièvement que le temps ne peut restituer l’exactitude d'une parole. Tout au plus, nous y chercherons un sens historial. Soulignons rapidement ceci, sans pouvoir nous y épancher amplement, que nous tentons de faire œuvre ici de traducteur historial, dans ce qu’Al-Ghazali (1058-1111) et bien d’autres, mais peut-être en dehors de la fermeture métaphysique qui était les siennes, ont tenté de faire œuvre de « revivification » (« ihyâ »), c'est-à-dire d'une « résolution » (« Entschlossenheit ») de l’historialité.
*
* *
“Kréol” et textes sacrés
Un débat qui n'est pas le nôtre ici, mais il s’agit quand
même de le souligner en évoquant la réception des hadiths à Maurice, c'est la
nouveauté du « kréol » (à distinguer du « créole »)[11].
On pourra noter que le « kréol » est un pas de plus pour se couper de
la littérature savante de la prophétologie. Le lecteur « kréol » n’a
par définition nul accès à cette littérature, au moins disponible en format
livre ou sur internet en français et, de façon éminemment restreinte et
parcellaire, en « créole ». Au cas contraire, il faudra dire qu’il rend
son accès pénible et difficile en raison de son aliénation graphique – car le
« kréol » refuse tout lien de filiation avec le français pour adopter
une écriture uniquement phonétique[12].
Il y lieu de voir comment le « kréol » joue dans
le milieu des textes sacrés, du Coran, de la Bible, des Vedas, etc. C'est, sans
le dire, une volonté d’imposer l’identitaire tout en masquant une rupture avec des
grandes traditions spirituelles. La rupture se réalise au niveau des sciences
et traditions savantes et au niveau des poétiques du sacrée dans des grandes
langues de l'humanité religieuse (français, anglais, urdu, arabe –
principalement pour le cas des mauriciens musulmans). Le « kréol » (rappelons-le,
non le « créole ») est une micro-culture qui ne peut rivaliser au
niveau du savoir avec les grandes traditions linguistiques.
Le croyant comme locuteur « kréol » de toutes les
fois, ne peut se nourrir que de sources « kréol » secondes – sources
orales de son environnement religieux et les quelques écrits rudimentaires,
pour la plupart sans l’appui de tout le savoir théologique et sans le secours d’un rapport
pensé et instruit. Ces quelques textes sont d’habitude le reflet d'une école sectaire[13].
L’immense travail de colloques, de discussions et d’échanges
entre théologiens, linguistes, philosophes, mystiques, entre autres, avec le
soutien d’énormes budgets ne peuvent être écartés dans la production d'une
traduction. Il en est de même au sujet des dimensions du savoir à prendre en
compte, telle l’importance et la nécessité intellectuelles de la présence des
experts, des exégètes, des philologues, des anthropologues, des ethnologues, des
historiens, des archéologues de la pensée et tel autre qui nous éclaire sur la
production d’un texte. Même s’ils ne se rencontrent pas physiquement dans un
temps déterminé, l’institution de la recherche, par leurs écrits, expositions,
conférences ou autres, permet ce partage en divers lieux et en diverses
périodes de l'histoire. Cet aspect, regrettablement, n'est pas le propre d’un
univers « kréol », qui ne peut bénéficier de ce travail. Pour éviter
toute confusion, il s’agit ici du « kréol », comme son idéologie le
défendrait et non pas du « créole »[14],
ce dernier ne s’exprimant pas d'abord comme idéologie de rupture, mais comme le
résultat de la spécificité et de la nécessité d'un peuple. Au contraire, il est
nécessaire et important dans certains milieux de pouvoir rendre des textes
sacrés en créole (et non en « kréol »), avec les réserves qu’on nous
soulignons ici.
Ainsi, nous pouvons saluer la production d'une bible en
créole mauricien. En effet, une bible a été traduite et présentée le 26 février
2011 à l’Église Notre-Dame de l’Assomption à Roche Bois (« Parol bondié
dans nou lang maternel »). On pourra s’interroger si elle peut garantir,
au nom de la tradition chrétienne, un même travail qu’aura réalisé la TOB (« Traduction
œcuménique de la Bible »)? La
bible en créole mauricien, si elle se recommande, resterait, toutefois, limitée.
Elle ne peut se substituer à toute
la tradition des gloses, à des annotations importantes en français et à la pensée théologique, spirituelle et mystique. Elle ne peut remplacer non plus la pluralité des vécus de la conscience
religieuse de l’humanité, notamment celle du christianisme dans son expression essentiellement francophone de la tradition mauricienne[15].
La question qui se pose au sujet de l’usage du « kréol », même
s’il vise à répandre la « bonne parole » divine, c'est qu'il ne dispose pas des
moyens nécessaires, notamment s'agissant du capital humain avant tout. Il n’en demeure pas moins vrai qu’un travail comme la TOB qui avait rassemblé
tant des exégètes protestants que des orthodoxes, ainsi que des catholiques, ne se
compare pas à une traduction établie dans celle d’une micro-culture. La TOB s’inscrivait comme une
révision de la traduction de Louis Segond (bible de référence dans les milieux
protestants). L’édition King James était, quant à elle, typiquement liée à la Réforme anglaise
et ne pouvait parler de façon œcuménique. Notons, par exemple, les interminables
discussions sur « YHWH », traditionnellement traduit par les
protestants par « l’Éternel ». La TOB pouvait se permettre de prendre
en compte, à titre d’exemple, la traduction juive et le texte massorétique, et
bien entendu, la Septante. Or tout ce travail et ces moyens, ainsi que ce capital humain
et intellectuel, ne se retrouvent pas mis au service d'une traduction « kréol ». Dieu devient obligatoirement mono-dogmatique et
non pensé. Il n'est ici qu’un exemple pour dire les limitations d'une
traduction en « kréol », et donc de la façon dont un croyant
« comprend » la parole divine et peut évoluer dans sa foi et dans sa
spiritualité.
[…]
La littérature prophétique doit s’ancrer dans ses grandes
traditions de réception et d’interrogation. L’exégèse ne peut s’effectuer par
un geste de rupture, comme dans l’idéologie « kréol ».
Or, là où c'est nécessaire, il faut maintenir la graphie
« créole ». Mais la grande interrogation de la restitution des
« hadiths » appelle un univers ouvert qui doit se mettre au diapason des sciences et des savoirs. La pensée et la conscience religieuse pourra ainsi boire à des sources plus sûres et
plus grandes. Notre œuvre s’inscrit dans cette optique.
[1] La différence des termes (« logion » et « verbe
prophétique ») est traitée dans l’ « Introduction » de
l’ouvrage. « Verbe prophétique » s’emploie aussi ici comme un
générique pour désigner le « hadith » - sans qu’il nous soit
nécessaire d’entrer dans des considérations techniques pour l'emploi de termes préconisés.
[2] C'est le cas, par exemple, des « tableaux » au sein des mosquées.
[3] V. "l’Introduction".
[4] V. Pour un rapide survol de ce fait : Sabrian MERVIN, Histoire de
l’islam, Fondements et doctrines, Champs, Histoire, Éditions Flammarion,
Paris, 2000.
[5] Nous y sommes particulièrement sensibles pour avoir traduit les codes de
droit français (code civil, code de procédure civil, code pénal et code de
procédure pénale) en anglais pour le compte du gouvernement français.
[6] V., entre autres, notre travail sur le sens de
« l’historialité » chez Heidegger, comme restitué par Corbin :
Riyad DOOKHY, « Un messianisme historial ? L’historialité dans la
pensée de Henry Corbin », Messianisme, souveraineté et sécularisation, Les
Cahiers Philosophiques de Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg,
2015.
[7] Ainsi la traduction sartrienne de Dasein en « réalité
humaine » ; par exemple, Jean-Paul SARTRE, Esquisse d'une théorie
des émotions, Collection Référence, Le Livre de poche, Hermann, 1995, pp.
125, v. p. 16 et s. (passim).
[8] Martin HEIDEGGER, Unterwegs zur Sprache, Gesamtausgabe,
I. Abteilung : Veröffentlichte Schriften 1910-1976, Band 12, Vittorio
Klostermann, Frankfurt am Main, (1959) 1985, pp. 200, v.p. 10 ; Martin
HEIDEGGER, Acheminement vers la parole, traduit de l’allemand par Jean
BEAUFRET, Wolfgang BROKMEIER et François FÉDIER, (titre original :
Unterwegs zur Sprache) Tel, Gallimard, 1976, pp. 260, v.p. 15 ; Martin
HEIDEGGER, On the Way to Language, HarperOne (HaperCollins & Row,
1971), New York 1982, pp. 200, v.p. 188, « Language speaks ».
[9] Cf. Henri MESCHONNIC, Poétique du traduire, Sciences Humaines,
Éditions Verbider, 1999.
[10] Nous avons considéré cette problématique dans "l’Introduction".
[11] Voir notre position : "La « kréolisation » et la
rupture du sens de l’être mauricien ": http://esbauches.blogspot.fr/2015/06/la-kreolisation-et-la-rupture-du-sens.html
[12] La position est compréhensible pour des linguistes qui ont travaillé sur
des recensements tout comme pour des scientifiques et des lexicographes du créole. La question se
pose autrement s'agissant d'une idéologie « kréol » et son rôle dans la conscience religieuse, notamment musulmane.
[13] Dans une des
analyses du GERI (Groupe d’Études et de Recherches islamologique de
l’Université de Strasbourg), en 2014, nous prenions acte du fait qu’il
n’existait pas de traduction du Coran en créole haïtien. La question qui doit
être posée légitimement, sans entrer ici dans les détails, est de se demander
si la poétique haïtienne, avec les moyens rudimentaires pour un tel travail, en
termes de capital humain, d’ouverture et de ressources linguistiques, s'apparenterait-elle plutôt à un travail d'amateur au lieu d'une prise en charge linguistique de la conscience religieuse et de son expression qui dictera le destin d'un peuple.
[14] Pour ne pas faire l’amalgame, nous renvoyons ici à notre position sur ce
sujet, comme indiqué plus haut.
[15] Le cas
se pose au présent et au futur, car le mouvement de la production "kréol" ne pourra bénéficier d’un soutien budgétaire et d’un même aire de rayonnement que comme dans le monde francophone.
cliquez ici : http://esbauches.blogspot.fr/p/extraits-de-verbes-prophetiques-une.html
Pour aller au :
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