L’impasse de la politique culturelle mauricienne (In Le Mauricien du 24 juin 2011)
La politique culturelle, si elle n'est pas un échec à
Maurice, n’en est pas moins une notion qui reste coincée dans une impasse. Elle
est désormais synonyme de repli identitaire, de repli communautaire et
d’affermissement d'un passé à tout jamais inaccessible et en porte-à-faux. Une
manifestation culturelle, au-delà des vérités religieuses, signifie plutôt une
promotion d'une certaine représentation arrachée à un certain passé. Elle ne
peut, dans ce cas, être compatible à toute vraie «culture». Insistons-en, ce
n'est pas l’ethnie, le culte ou la religion, mais la représentation de ce que
la culture veut dire pour le peuple mauricien qui est ici en cause.
La politique culturelle a traduit à Maurice un accroissement
des activités perçues comme repli identitaire. Nos chaînes de radio et de
télévision nationales s’enferment dans la mécanique d’une logique chiffrée, de
ce que la «culture» est censée dire et de ce quelle pourrait être dans le cadre
d'un État pluriethnique. Ce serait présenter des musiques ou des «fenêtres
horaires» en boucle alternée selon les langues, selon des catégories
identifiées ethniquement, non nécessairement selon une identification réelle et
réaliste. Or le mal de cette politique c'est d’offrir tout sauf la culture. Si
elle peut être défendue comme un compromis social, et une reconnaissance de la
multiplicité, elle ne permet pas l’émergence d'une vraie vision de la culture,
et seule, elle conduit à un abêtissement du peuple comme perspective unique de
la culture. Si l’on peut faire état de quelques tentatives tendant à voir
au-delà de cette politique unique, celles-ci sont encore insuffisamment
présentes. Certaines radios libres ont essayé une fusion de ce boucle et
fenêtres, mais ici encore, et comme une aporie, ce choix entraînerait plus de
désaffectations qu’une intégration réelle des auditeurs. La culture mauricienne
semble ne pas pouvoir sortir de cette impasse. Nulle solution apparaît alors
comme convenable, car la logique qui prévaut a occulté le véritable sens d'une
culture nécessaire et possible. Nous voulons ici insister sur l’impact de cette
politique culturelle et une certaine mise à distance nécessaire à son égard.
L’incapacité mauricienne à réfléchir la culture n'est pas
sans conséquence grave. En effet, cette politique prive notre génération
présente d’un véritable droit à la culture. Or, plus que jamais, la génération
mauricienne contemporaine a besoin de comprendre et s’orienter dans le présent
et la modernité, une posture qui fait appel à l’arsenal culturel dont dispose
un individu, même insulaire. En cela, l’enjeu de la culture est trop grave pour
qu’il se laisse enfermer dans des discours idéologiques, soumis à un monde
politique parfois sans scrupules.
Cette incapacité agit sur la possibilité du peuple mauricien
de jouir même d’un «temps libre» commun. Celui-ci est tout aussi déterminant
que les valeurs, les choix politiques ou les acquis d'un peuple. Or ce qui apparaît comme une évidence n'en est pas une, et peu de peuples au monde
peuvent se dire pouvant bénéficier du temps libre comme projet, et non comme
oisiveté ou aliénation à la vie. Il n’en est pas sur que le peuple mauricien en
fait partie. Or, la modernité a été synonyme d'une certaine démocratisation du
loisir et de la réflexion désintéressée. Le peuple mauricien devait pouvoir
participer à un temps libre commun. C’est la scansion rythmique d'une
profondeur de soi et de la collectivité qui résonne. Il serait plus audible et
chargeur des hautes vérités que tout discours idéologique car il serait lié à
la vérité d’un vécu éclairé. Il n’en fut peu qu’un tel besoin ce genre eût été
transcrit en des formulations qu’incorporaient les nouveaux droits qui furent
élaborés au XXe siècle dans des textes à caractère international. Le droit
- et en cela le droit international - constitue désormais le mode de
garantie de l’homme à lui-même et à sa vie collective.
Au-delà d'une oisiveté vaine, le temps libre commun signifie
pour un peuple une capacité à s’organiser une vie tant orientée vers une praxis
civilisatrice qu’un vécu abouti, comportant tant de choix, de valeurs et
d’engagements que de «lumières». Il va de soi alors que tout temps libre est
adossé à une culture qui soit véritablement telle, ou alors il en appellerait
une. Or selon la compréhension de la culture à Maurice, le temps libre réel et
mis en commun ne peut être que fiction. La culture mauricienne pèse comme une
obligation d’un discours et comme une identité fugitive ayant pour but
principal d’insérer une césure au présent et un déracinement et aliénation de
l’individu face à la vie qui se présente à lui. C'est toujours en porte-à-faux
que le mauricien s’ouvre à la culture.
Ce que les mauriciens doivent retenir de la «fête de la
musique» de Jacques Lang en France, ou des fêtes populaires à travers le monde,
ce n'est pas une «fête», ou la présence d'une certaine «musique». C'est la
capacité d'un temps libre commun du peuple, un événement qui consacre un moment
de l’histoire à l’individu. Pour qu’un peuple puisse se donner une «fête», un
loisir, ceci implique une évolution et un stade social à même à permettre une
entente mutuelle, au-delà des idéologies du pouvoir, en donnant à chacun une
participation réelle à la collectivité. Peut-on imaginer un événement réaliste
de ce genre à Maurice, où tout un chacun y participerait en toute sécurité,
sans menace, sans aliénation, sans fracture interne ? Certains diront que non,
car le vécu mauricien n'a pas atteint ce degré d’entente, de fusion culturelle,
qui permettrait à tout à chacun de pouvoir s’immerger en une entente nationale.
Le fait de violence et des désagréments typiques des moments collectifs
mauriciens souilleraient peut-être aussi toute «fête» de ce genre. Pouvoir
appeler à une mise en commun du temps libre ne peut se faire que si certains
fondements sont acquis. Il ne peut pas aussi se faire par simple décret
politique, ou par simple calcul mathématisable en heures d’antenne. C'est tout
une évolution d'un peuple et du lien que celui-ci entretient réellement à son
égard, et à la confiance qui prévaut entre ses membres. C'est ici où il faut
peut-être chercher un premier élément de culture mauricienne, c'est-à-dire dans
une vision qui tente à éclairer le peuple, et lui permettre, même en temps de
loisir, commun ou individuel, à une pédagogie du vécu exprimée dans la noblesse
des arts. Or la dimension d'une vraie pédagogie, ayant ses vertus propres, du
vécu mauricien, semble être absente de notre vision de la culture. Cette
pédagogie est aussi absente quand il s’agit de comprendre les arts culturels
dans leurs profondeurs et de ce qu’ils permettent à l’individu d’hériter au
présent. La culture n'est pas un discours idéologique, mais un témoignage de
l’humain appelé à se faire universel. Pour un Lévinas, la culture devient alors
une responsabilité qu’endosse l’individu plus que tout autre, comme témoignage
de l’humain.
Le mauricien ne peut être en marge de l’histoire, au risque
de finir dans un musée anthropologique. Il importe à notre génération, au-delà
des erreurs de celles du passé, de pouvoir se définir, et d’appréhender même sa
culture, et non «ses cultures mathématisables», comme fait civilisateur. C'est
ce qu’un peuple peut transmettre à lui-même et à son futur, comme
intelligibilité de la vie et comme définition de l'humain. Que nos antennes se
chiffrent en quantité musicale alternée n'est nullement un signe de la culture,
mais au contraire un signe certain de son atrophie. Beaucoup de peuple ont
sombré dans des politiques culturelles qui ont conduit à des impasses et à la
désintégration de l’État. Il importe à notre génération d’aujourd'hui d’en être
conscient et qu’elle soit plus éclairée que la précédente.
Riyad DOOKHY, avocat (Gray’s Inn, Grande-Bretagne et
chercheur (IRCM, France)
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