Joseph
CARDELLA, Pause Philo, Réflexions sur l’actualité, préface de Stéphane
Zéphir, Éditions Le Printemps Ltée, Maurice, 2012, pp. 128.
La
philosophie reste généralement une discipline de curiosité à Maurice (Lévinas
dira, sans doute, une discipline « du dimanche »), essentiellement du
fait que le programme scolaire de la « HSC » (« Higher School
Certifcate » - Baccalauréat) semble, pour le moins, réduire
considérablement sa place. Elle n'est pas enseignée comme telle à Maurice, au
regard de toute instruction aboutie à la sortie de l’enseignement secondaire. Celui-ci
semble privilégier une compréhension concrète qui n’inciterait pas à la
réflexion philosophique en tant que telle, sans pour autant que celle-ci soit
absente totalement. D'où la difficulté de la figure d’un philosophe mauricien,
qui n'est pas souvent « compris », même par ce qu’on dénommerait la
« superstructure », les « élites » ou les
« intellectuels ». D’où, aussi, notre soutien à la présence
philosophique à Maurice et à ses œuvres, soutien qui devient par conséquent
nécessaire et obligatoire.
Le
philosophe n’aura nulle audience, nul interlocuteur, si ce n'est qu’aux prix de
certains efforts non négligeables. Il doit passer d'abord par la vulgarisation
et sacrifier dispendieusement la pensée dans son acte de « désocculation »,
pour le rendre « consommable » au commun des mortels. Il ne pourra parler en propre que pour le
futur, car, telle une prédiction delphique mauricienne, il ne parlera qu’« in-actuellement ».
Toutefois,
comme Joseph Cardella ne manque pas de le souligner, le philosophe a « les
grands yeux ouverts devant l’obscurité de la nuit » et « voit des
choses que les autres ne voient pas » (p. 6). C'est ainsi que ce
philosophe veut s’inscrire dans le paysage mauricien comme quelqu'un qui voyage
avec les gens et avec le peuple, souvent avec le peuple mauricien, afin de
faire œuvre de pédagogie – et de vulgarisation (Week-end 26 février 2012). Son livre
« Pause Philo » est à lire, à méditer et à être l’objet d'une « pause ».
Il résulte des années d’expérience d’animation des cafés philosophiques à
partir des années 2005 à Maurice, tout en rassemblant des articles de presse de
l’auteur, datant, quant à eux, de janvier 2010 et qui furent publiés dans « l’Express
dimanche ».
Chaque
intitulé d’un chapitre du livre est généralement exposé en trois temps. Un
premier nous renvoie à un événement de l’actualité, un deuxième nous demande
une réflexion philosophique et un troisième tente de rectifier les dérives et
les mauvaises compréhensions tout en incitant à une lucidité sociale. L’ouvrage
est préfacé par Stéphane Zéphir, sociologue de Nice, qui souligne la
construction des discours spontanés sur les événements de l’actualité. Sans le
dire pour autant, ce serait un trait de caractère propre de notre île.
Joseph
Cardella, lui-même, décrit modestement ses chapitres comme des « chroniques »
(p. 5). Par contre, il dira, dans un de ces articles, à propos du « conte »,
que ce dernier renferme non seulement des sagesses mais aussi des enseignements
philosophiques (p. 67). On pourra peut-être en dire autant de la façon dont les
événements sont présentés par l’auteur lui-même, dont les mérites lui reviennent.
De même, on pressent
le débat oral qui n'est pas tu dans le texte. Comme le souligne l’auteur,
Platon n’aimait pas l’écriture mais préférait l’oralité. « L’écrit ne
répond pas quand on l’interroge, il ne dit mot quand on le questionne sur son
sens ». Non sans surprise, nous lirons que « l’écriture est synonyme
de mort, alors que la parole est synonyme de vie » (p. 67). Le style de
Cardella, et le propre du livre, c’est de nous laisser dans un débat qui laisse
entendre des voix diverses de temps à autres.
En effet, « Pause
Philo » nous invite à nous arrêter un moment, pour suivre la piste
d’une réflexion sur un événement. Ou plutôt, c'est que nous nous sommes déjà
arrêtés, sans s’en rendre compte, mais le philosophe n’était pas encore passé
pour en faire état solennellement de la réflexion.
Soulignons le
sous-titre : « Réflexions sur l’actualité ». L’actualité,
c'est, en des parties génériques, l’éducation, la culture, la religion, la philosophie,
la politique, la société et la langue, c'est-à-dire tout ce qui meuble le
quotidien « du » « Mauricien ». Mais, rétorque Cardella, « le »
Mauricien n’existe pas (p. 106) ! En réalité, n'est-ce pas là une excuse
pour s’interroger sur l’ « essence » d'une chose ? Dès lors
qu’on apposerait un article défini au « Mauricien », c'est, nous dit
l’auteur, qu’on voudrait chercher son essence. Or, le concept d’homme, dans ce
qu’il y a d’essentiel et d’idéalisé, comme le démontrait Diogène, « n’existe »
pas. La formule « les Mauriciens » est peut-être plus
appropriée dans ce cas.
L’actualité revêt la particularité de rester toujours dans l’ « inactuel »,
c'est-à-dire qu’elle exige « la capacité de mettre l’événement à distance
par la réflexion » (p. 5). On revivra ainsi l’actualité mauricienne - dans
son « inactualité » toujours présente - en grande partie sous la
plume de l’auteur. Ainsi, au cours de ce qui est comme un voyage, on retournera
quelques années en arrière à la date de la création d'un ministère de l’ «
Égalité des genres » à Maurice. Ce sera le point de liaison au sujet d'une
discussion des « Gender Studies » des années 70 aux États-Unis (p. 108). On
pourra aussi s’arrêter sur la fête du travail du premier mai. Le travail, c'est
le « tripalim » latin, étymologiquement instrument d’immobilisation
et de torture à trois pieux (p. 104), et le « labor », qui ne
dit pas mieux. Ou encore, l’actualité nous invite à comprendre une histoire des
syndicats et des anarchistes (p. 96).
Or cette actualité
ne cessera de se défiler devant nous pêle-mêle. On se permettra de suivre
quelques grands fils du livre. Ainsi, l’auteur nous rappelle l’histoire de
l’abolition de l’esclavage et son enjeu historique. « Qui pourrait
soutenir aujourd'hui que l’esclavagisme est une doctrine défendable ? Pourtant
l’esclavage existe encore dans le monde : […] ». C'est aussi celle de
la peine de mort, « une pratique aussi odieuse que l’esclavage »,
« d’un autre âge ». « Maurice a eu le courage d’abolir la peine
de mort en 1995. Fera-t-elle preuve d’assez d’audace pour ne pas la réintroduire ? » (p. 95).
Ce défilé, c'est
aussi celui d’un calendrier qui aura déjà prévu ses fêtes. La fête du travail,
comme la fête de Noël, suite à la correction qu’institue Gréogire XIII dans le
calendrier dit « julien » (p. 69), fait état d'une périodicité du temps
nécessaire dans une culture. « Le temps, peut-être plus que l’espace,
reste cette dimension où toutes les lubies, les folies et les prophéties
prennent forme pour surtout prédire une supposée fin et annoncer un
hypothétique recommencement du monde » (p. 70). Mais prenons une
« pause » dans le temps même. « Le temps n'est pas un long fleuve tranquille, mais un fleuve agité, tourbillonnant et qui peut être calme […]
» (p.65). Il est utile de rappeler que les sophistes utilisaient le terme grec de ‘kairos’
(‘moment opportun’ ou ‘propice’, ou ‘aster là’ comme l’avait souligné le
peintre Baissac face à un journaliste du Week-End - ibid). Si l’auteur mentionne ces
éléments, veut-il pour autant nous faire comprendre que l’actualité de l’
« in-actuel » est de tous temps ?
S’il a été
question d’un calendrier, c’est a fortiori un calendrier mauricien marqué
par ses propres événements périodiques, telles les élections à Maurice. Le
Parti Malin, s’il nous fait rire, nous fait comprendre que « chez les
autres candidats politiques » « les cris, les insultes » ne sont
pas « normaux ». « Le côté malin de ce parti, c'est qu'il nous
fait réfléchir sur la politique telle qu'elle se pratique dans les formations politiques dites ‘classiques’ » (p. 86). Il y a lieu de
dénoncer « l’insoutenable légèreté de la politique », qui joue l’émotionnel plus
que le rationnel (p. 80).
On peut faire
mention ici des discussions, entre autres, autour du « kreol
morisyen », du passage d’Alain Rey à Maurice, de l’évasion des prisonniers
mauriciens qui fait intervenir la problématique foucaldienne de l’enfermement et
de la coupe du monde de football. S’agissant de cette dernière, l’auteur note
qu’« étrangement, aucune revendication identitaire, quelle que soit, n’a accusé
le football comme étant un des symboles de la culture occidentale et de sa
dénomination planétaire. Aucune accusation n’annonçant que jouer à la ‘boule’
est satanique, aucune condamnation prenant la forme d'un prétendu impérialisme
européen par le biais du football » (p. 110). Mais alors « n’est-ce pas,
d'ailleurs, un moyen plus ‘pacifique’ de faire la guerre ? ». Il n’en
demeure pas moins vrai que cette passion nous instruit sur notre quotidien. « Marquer
un but de la tête, lors d'un match, peut être une action d'une beauté inouïe,
car la technique déployée n’a de sens que parce qu'il y a des règles qu'il ne
faut pas enfreindre, et qui structurent le jeu. Le beau jeu serait donc toute
la marge de manœuvre des joueurs leur permettant d’interpréter une [clause] du
règlement, sans le trahir. Parallèlement, le règles que nous suivons, dans
notre vie sociale, sont appelées des normes. Nous obéissons, à divers degrés et
de multiples façons, et d'une manière toujours renouvelée, à des normes
sociales qui ne sont écrites nulle part » (p. 111). Nous voyons ainsi une
déclinaison du football vers une compréhension de la norme. C'est le propre
d'une œuvre de pédagogie du peuple, alors même que « le retour du
religieux se nourrirait de cette fin des idéologies » (p. 42), et que nous
sommes « habitués dans notre pays à ‘lire’ la société par toute sorte
d’appartenance […] » (p. 35) - le « ki position » mauricien en
indiquerait l’épaisseur.
Enfin,
mentionnons la place du cinéma, et notamment celui du cinéma indien.
« Beaucoup de films de Bollywood ont […] comme scénario-type une histoire
d’amour ‘impossible’ entre deux classes sociales ou communautés différentes
[…] » (p. 77). Mais « le cinéma indien n'est pas à l’abri » du
« vent du changement ». Si le cinéma d’Hollywood est connu, y a-t-il une
volonté de la part de ce dernier d’ignorer Bollywood ? Cette interrogation apparaît
à la suite de l’incident de Shah Rukh Khan et de son film (« My Name is
Khan », p. 76). Qu’en est-il de la MBC, ou « KiltirTV » ?
Cette chaîne ne doit pas être toujours « culturellement correcte ».
Il s’agit de dépasser des « ‘morceaux’ de culture prédéfinie » pour
une culture « comme moyen d’enrichissement, de réflexion et
d’interrogation » (p. 26).
Il nous faut
signaler que l’actualité philosophique de Cardella vise aussi les événements du
« monde » dont les ombres s’étendent sur le paysage mauricien, tel le
tremblement de terre à Lisbonne et en Haïti qui nous interrogent sur la
« providence » divine (p. 51). C'est, de même, l’art de la peur pratiqué par
la sorcellerie (p. 40) ou les événements de l’histoire, telle la bataille de
Grand-Port qui pose la question de l’objectivité (p. 9 et 29). Elle peut aussi être au-delà
de la réflexion pour être une critique. Ainsi, l’université de Maurice qui avait
mis sur pieds des cours de religions dans les années 2011 ne considérait que le
christianisme, l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme et la foi baha’ie. Les
cours n’incorporaient pas le taoïsme et le confucianisme présents dans certaines
pratiques des sino-mauriciens (p. 44). De surcroît, interroge l’auteur, pourquoi ne pas
envisager des cours centrés sur la compréhension philosophique des religions ? Il citera à l’appui des philosophes dont le bouddhiste Nâgârjuna sur le statut
de la réalité, le musulman Al-Kindi sur la réalité première, le franciscain
William d’Ockham sur les rapports des mots et de la réalité, et Adi Shankara
sur la « double réalité ». L’adage de Jiddu Khrishnamurti est
cité : « I maintain that Truth is a pathless land […] » (« Je
maintiens que la vérité est un pays sans chemin […]) » (p. 45). De plus, les
religions semblent nous lier les mains (p. 38). À titre d’exemple, l’auteur
cite l’autodafé de l’Inquisition (p. 92), ou le fait que nombre de soufis ont été
rejetés par l’orthodoxie musulmane, parce que les mystiques ont mis l’emphase
sur le caractère personnel du rapport au divin, à l’encontre d’un phénomène
collectif où l’individu est relégué au second plan (p. 38-39). Il y a lieu aussi
de s’inspirer de la petite biographie du Swami Vivekananda qui avait renoncé à
tous ses biens pour vivre avec son vieux maître (p. 36).
Écartons
l’obscurité, pour rechercher une certaine lumière, telle une recherche des deux
phares d’Alexandrie (la deuxième étant la bibliothèque qui prit feu). Au sujet
des bibliothèques, l’auteur ne s’interdit pas, en considérant la bibliothèque
mauricienne - la National Library - d’ « imaginer une bibliothèque
qui rendrait encore plus accessible ses ouvrages, qui organiserait des
conférences ouvertes au public, qui animerait des débats autour de la culture
ou du livre […] » (p. 30). Or, une bibliothèque, c'est aussi une sagesse. En cela,
« en Afrique, quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui
brûle » (p. 31).
Joseph
Cardella, auteur de la création en 2007 de l'Université populaire de l’île Maurice
(UPIM), ne manquera pas de défendre une conception de l’ « université
universelle » et de son histoire. Celle-ci passe de l’Antiquité (jardin
d’Épicure en 310) (p. 11), du monastère et unversité Nalanda du Bihar du Ve siècle
(p. 16) à la forme moderne des pays arabo-musulmans à partir du IXe
siècle (Al-Qarawiyyin, Cordoba, Al-Azhar) vers l’«universitas » en Europe (Bologne,
Paris, Montpellier et Oxford) (p. 12).
Notons enfin
que les pages de ce livre portent en filigrane la fresque « École d’Athènes »
monochromisée de Raphaël (1483-1520). Le filigrane nous rappelle en permanence la
pause, la réflexion qui s’imprime dans le temps, comme l’aurait voulu la
fresque en perpétuant une tradition multiséculaire. L’essentiel, c'est la
consigne de Nietzsche, « Deviens ce que tu es ! » (de Zarathoustra, p.
60) ainsi que celle d’Épictète (p. 54), « si tu le veux, tu es
libre ».
Riyad
DOOKHY (Dr), philosophe.
Interesting analysis.
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